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A l’ère du numérique, l’étrange paradoxe du droit à la déconnexion ?

04 avril 2017 | Derriennic Associés |

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Le lien vertical de la subordination pour définir le contrat de travail n’est plus adapté au monde du travail d’aujourd’hui. Le bouleversement numérique s’étend progressivement à l’ensemble des secteurs d’activités (ESN, Banques, Assurances, Publicité, Tourisme, etc.) et fait évoluer les organisations du travail. On exalte dans l’entreprise le travail en réseau, le travail nomade (+ de 16% de télétravail en 5 ans). Le management intermédiaire tend à diminuer. On favorise l’univers des « co » (coopération, coordination, communication, cohésion)pour mieux s’adapter à l’environnement concurrentiel.

Bien-être, quête de sens, plus d’autonomie et d’initiative individuelle sont les moteurs de la vie professionnelle contemporaine pour la génération Y.

Etrange paradoxe : les frontières entre le travail et la vie personnelle s’estompent, tout comme celles entre l’entreprise et le domicile, tandis que la Loi Travail (loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels) instaure le droit à la déconnexion, ce qui revient à cantonner le travail au sein d’une unité : celle du temps, du lieu et de l’action.

Présentée comme une avancée protégeant d’une éventuelle atteinte à la santé, ce droit nouveau induit aussi que les outils technologiques sont encore trop perçus comme un instrument supplémentaire d’asservissement de l’homme.

Le législateur peine à suivre un monde du travail en pleine mutation. A la croisée des chemins et en attendant que chaque salarié se responsabilise dans l’utilisation des TIC, l’entreprise doit jongler entre deux impératifs : la nécessité de libérer les énergies et l’obligation de lutter contre les excès (dérive des forfaits jours sanctionnée par la Cour de Cassation dans de nombreuses branches).

Définition du droit à la déconnexion

Ce droit peut se définir comme celui pour le salarié de ne pas être connecté à un outil numérique professionnel (smartphone, Internet, email, etc.) pendant les temps de repos (entre deux jours de travail, pendant les weekends,…) et les congés.

Mise en place du droit à la déconnexion

Depuis le 1er janvier 2017, la Loi Travail (loi n°2016-1088 du 8 août 2016) impose aux entreprises de plus de 50 salariés de mener une réflexion sur les relations qu’elles entretiennent avec le numérique. Ce nouveau droit doit être abordé à l’occasion de la négociation annuelle sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes et la qualité de vie au travail, entre l’employeur et les partenaires sociaux (C. trav. art. L. 2242-8).

Pour les entreprises de moins de 50 salariés, il n’existe pas d’obligation de mise en œuvre du droit à la déconnexion, mais il serait toutefois judicieux d’y instaurer un tel dispositif lorsqu’il existe la même problématique de travail à distance.

L’accord doit ainsi organiser la mise en place concrète dans l’entreprise de « dispositifs de régulation de l’utilisation des outils numériques, en vue d’assurer le respect des temps de repos et de congé ainsi que de la vie personnelle et familiale » des salariés.

Si cette négociation n’aboutit pas à un accord, l’employeur doit alors rédiger une charte relative au droit à la déconnexion, après consultation du comité d’entreprise ou, à défaut, des délégués du personnel.

Il serait également opportun, le cas échéant, de consulter le CHSCT sur la question.

Cette charte devra définir :

  • Les modalités concrètes de l’exercice de ce droit ;
  • La mise en œuvre d’actions de formation et de sensibilisation à un usage raisonnable des outils du numérique pour les salariés et le personnel d’encadrement et de direction.

Quelles sont les conséquences pour les salariés ayant conclu une convention de forfait en jours ?

Les accords autorisant la conclusion de conventions individuelles de forfait en jours doivent comporter un certain nombre de clauses dont la liste a été complétée par la loi Travail (C. trav. art. L. 3121-64) :

  • Les catégories de salariés susceptibles de conclure une convention individuelle de forfait ;
  • La période de référence du forfait, qui peut être l’année civile ou toute autre période de douze mois consécutifs ;
  • Le nombre d’heures ou de jours compris dans le forfait dans la limite de deux cent dix-huit jours ;
  • Les conditions de prise en compte, pour la rémunération des salariés, des absences ainsi que des arrivées et départs en cours de période ;
  • Les caractéristiques principales des conventions individuelles, qui doivent notamment fixer le nombre d’heures ou de jours compris dans le forfait ;
  • Les modalités par lesquelles l’employeur assure l’évaluation et le suivi régulier de la charge de travail du salarié ;
  • Les modalités par lesquelles l’employeur et le salarié communiquent périodiquement sur la charge de travail du salarié, sur l’articulation entre son activité professionnelle et sa vie personnelle, sur sa rémunération et sur l’organisation du temps de travail dans l’entreprise ;
  • Les modalités d’exercice de son droit à la déconnexionpour le salarié.

A défaut de stipulation conventionnelles prévues sur le droit à la déconnexion, l’employeur définit et communique par tout moyens les modalités d’exercice du droit à la déconnexion  des salariés. Le cas échéant, ces modalités doivent être conformes à la charte élaborée par l’employeur.

Contenu du droit à la déconnexion

Le droit à la déconnexion à vocation à être adapté à la spécificité de chaque entreprise. En cela, la négociation semble être un vecteur cohérent d’application de ce droit.

Que peut contenir ce droit qui a pour ambition d’impacter réellement le quotidien des salariés ?

Le droit à la déconnexion peut être instauré assez librement. Il peut définir les outils numériques visés, les périodes de déconnexion souhaitées, les moyens de contrôle de l’effectivité de ce droit, prévoir des exceptions.

Plus l’accord ou la charte sera précis, plus ce droit pourra évidemment préserver réellement la santé des salariés. La mise en place du droit à la déconnexion par l’employeur manifeste sa bonne foi contractuelle.

En conséquence, il ne peut se contenter de laisser les salariés « s’autogérer » en leur enjoignant de respecter ce droit.

Les technologies de l’information et de la communication (TIC) comprennent aussi bien les téléphones, ordinateurs, tablettes, que des outils dématérialisés comme les logiciels, connexions sans fil, les courriers électroniques, internet/extranet.

Concernant les mesures

Voici quelques exemples concrets de mesures pouvant être prises :

  • Mesure extrême, difficile à concevoir dans de nombreuses activités, la coupure des serveurs de messageries en dehors des heures de travail ;
  • Obligation pour le salarié de prévoir les temps de déconnexion durant lesquels la messagerie ne serait pas consultée (temps de repos et de congés) ;
  • Droit pour le salarié, afin de favoriser sa concentration, de ne pas répondre aux mails et aux messages durant des conférences et réunions, sauf si celles-ci le nécessitent ;
  • Le rappel de l’obligation pour chacun, en particulier l’encadrement, d’agir de sorte que les plages horaires correspondant aux temps de repos et de congés de chacun sont respectés ;
  • Le droit individuel à la déconnexion pour tous se traduit notamment par l’absence d’obligation du receveur de répondre aux mails ou messages, SMS, adressés durant les périodes de repos ;
  • Prévoir l’obligation pour les salariés de préparer une messagerie vocale sur leur téléphone professionnel lorsqu’ils prennent des congés ;
  • Prévoir l’obligation de ne répondre aux mails et messages à caractère professionnel que par le biais des outils mis à la disposition du cadre par l’entreprise, et non par une adresse mail personnelle ou un téléphone portable personnel.

Concernant la période à fixer pour la déconnexion

La liberté est grande. Exemples :

  • « En dehors des heures habituelles de travail» ;
  • «  Pendant les périodes de repos et de congés» ;
  • «En dehors des périodes de travail effectif et d’astreintes» ;
  • « Au cours du repos quotidien, du repos hebdomadaire, des congés payés, des congés exceptionnels et des jours de repos» ;
  • Sur une plage horaire : « entre 20h00 et 7h00 en semaine».

Il est recommandé de prévoir des exceptions : « L’usage des TIC en dehors des périodes de travail doit être justifié par la gravité / l’urgence / l’importance exceptionnelle du sujet traité ».

Concernant le contrôle du respect du droit à la déconnexion

L’entreprise doit prévoir un système de contrôle pour réguler l’utilisation des outils numériques. Le droit à la déconnexion doit également être évoqué durant les entretiens annuels des salariés ayant conclu une convention de forfait en jours.

Le plus simple est de mettre en place un contrôle des connexions à distance le soir et/ou le week-end avec un dispositif permettant d’identifier les connexions excessives aux messageries et réseaux de l’entreprise (un point de vigilance peut être enregistré à partir de plus de 10 connexions sur un mois en dehors des périodes de travail par exemple).

Sanctions : le droit à la déconnexion est aussi un devoir

L’employeur ne doit pas hésiter à utiliser son pouvoir disciplinaire pour sanctionner le salarié en cas d’usage abusif de TIC et de non-respect des temps de repos..

En effet l’employeur supporte une obligation de sécurité de résultat en matière de protection de la santé et de la sécurité des salariés. Il doit donc prendre toutes les mesures propres à garantir le respect du droit à la déconnexion, qui est source de devoirs pour les salariés.

Ce droit à la déconnexion pourrait générer un important contentieux. Entre autres, l’employeur ayant rédigé une charte est lié par la force juridique de celle-ci.

Plusieurs niveaux de risques existent :

  • Invalidation par les juges du forfait jours au titre de l’exécution déloyale du contrat de travail par l’employeur négligeant, qui ne se serait pas assuré de l’effectivité du droit à la déconnexion ;
  • Octroi de dommages-intérêts pour exécution déloyale du contrat en cas de connexion multiples ;
  • Prise d’acte ou résiliation judiciaire du contrat de travail aux torts de l’employeur ;
  • Risque correctionnel de mise en danger d’autrui en cas d’épuisement professionnel d’un salarié qui occasionnerait ainsi un accident involontaire par exemple, somnolence en voiture d’un salarié se connectant sans arrêt, le soir et la nuit pour traiter des dossiers urgents ;
  • Risque de reconnaissance de maladie professionnelle par la CPAM saisie par un salarié qui ferait établir une ITT de 25% minimum en lien avec une surcharge de travail.
  • Ces risques qui ne font que croître au fil du temps montrent toute la nécessité pour l’employeur de mettre en place un dispositif permettant de fournir les données relatives au respect des repos quotidien et hebdomadaire par le salarié.

Efficacité du dispositif

Il est conseillé d’inclure la charte, le cas échéant, au règlement intérieur (avec respect de la procédure de modification du règlement intérieur) afin, notamment, de pouvoir sanctionner les manquements graves et/ou répétés de ceux qui ne respecteraient pas cette charte.

Cette charte pourra ensuite être diffusée auprès de l’ensemble des salariés et être accompagnée, pour les managers, d’une formation ou d’une note explicative soulignant leur rôle dans ce domaine.