
Secoué par l’actualité, le devoir de vigilance entre dans une nouvelle phase : contentieux climatiques structurants, premières affaires liées à aux droits humains (conflits armés), recours accrus voire forcés à la médiation. Cette fin d’année permet de faire le point sur les affaires récentes portées devant le juge français qui, tout en renforçant la portée des lois nouvelles, instaurent des garde-fous.
Responsabilité climatique : de la science à la salle d’audience
La responsabilité environnementale des entreprises ne cesse d’être alimentée, que ce soit par la science, par l’évolution législative ou par les premières décisions des juges.
La science contribue sérieusement au contentieux climatique, lui donnant une base solide dans la preuve, notamment, du lien de causalité. Tel est le cas de cette étude inédite du 10 septembre 2025 venant faire le lien entre les émissions de 180 entreprises d’énergies fossiles (dites « carbon majors ») et plus de 200 vagues de chaleur dans 63 pays. Autrement dit, ces vagues de chaleur n’auraient pas eu lieu sans l’activité de ces entreprises. Ces impacts ne manqueront pas d’être relayés devant le juge, au titre d’un préjudice environnemental.
Il en est de même de l’acidification des océans, la septième limite planétaire, que les scientifiques affirment désormais franchie depuis le 24 septembre 2025 ; ce qui ne manquera pas d’alimenter le débat quant au contour du préjudice écologique relevé par l’expert à la suite d’une condamnation pour déversement de substance nuisible dans les eaux (v. CA Besançon, 26 juin 2025, n°25/00009). Les secteurs de la pêche, de l’aquaculture et du tourisme côtier sont en première ligne face à ce risque systémique.
La Cour internationale de justice, dans un avis rendu à l’unanimité le 23 juillet 2025, est venue poser le principe que les actions et inactions gouvernementales alimentant le dérèglement climatique engage la responsabilité juridique des Etats et, indirectement, celle des entreprises. Bien que non contraignant, l’avis clarifie le droit international en rappelant que les Etats sont liés non seulement par les accords climatiques (Accord de Paris, Protocole de Kyoto) mais aussi par des conventions sur les droits humaines, le droit maritime et le droit coutumier international (dont le principe DNSH ou « do no significant harm »). Nul doute que cet avis sera visé dans les moyens de droit des assignations portées devant le juge national.
En Allemagne, le Tribunal de Hamm est venu, aux termes d’un jugement du 28 mai 2025 (Aff. Lliuya c/ RWE, 28 mai 2025), confirmer que les entreprises peuvent être jugées légalement responsables des dommages causés par leur contribution au changement climatique. En l’espèce, un agriculteur péruvien accusait RWE d’être en partie responsable des risques d’inondations de sa maison. Soutenu par une association locale, il s’inquiétait de la fonte d’un glacier proche de chez lui, à cause du changement climatique. A bon droit, sur le principe, selon le juge allemand.
En France, si l’Etat est régulièrement jugé responsable (cf. CAA Nantes, 5e ch., 24 juin 2025, n°23NT00199 rendu à propos du décès d’un joggeur intoxiqué des algues vertes en Bretagne) et sommé de rendre compte sur de nombreux sujets (cf. CAA Paris, 3 sept. 2025, n° 23PA03881 par laquelle l’Etat, jugé susceptible d’être responsable du préjudice écologique résultant de l’usage de produits phytopharmaceutiques, est enjoint de réévaluer les autorisations de mise sur le marché des pesticides à la lumière des connaissances scientifiques les plus récentes), le juge français reste encore timoré envers les entreprises.
Plusieurs affaires sont cependant intervenues, dont certaines intéressant le Groupe TotalEnergies. Parmi celles-ci, nous pouvons relever celle jugée le 23 octobre 2025 par le Tribunal judiciaire de Paris pour Greenwashing et dont nous faisons une brève à part, tant celle-ci se prononce, de manière historique, sur la portée des engagements climatiques.
Une décision d’autant plus intéressante à l’heure où la Commission européenne a annoncé, le 20 juin 2025, son intention de retirer la directive « Green Claims » qui visait à encadrer les allégations environnementales pour lutter contre le greenwashing, sous la pression du PPE, des conservateurs et de l’extrême-droite. Présenté comme un geste de « simplification » pour les entreprises, ce retrait suscite de vives critiques qui ne sont pas sans rappeler celles des révisions de la CSRD et de la CS3D.
Ces évolutions nationales et internationales doivent être un signal pour les directions juridiques : le principe même de responsabilité ne fait plus discussion, les standards probatoires évoluent et, de cette manière, le contentieux climatique s’ancre, autant que celui sur le devoir de vigilance.
Devoir de vigilance & cartographie des chaînes de valeur
Le devoir de vigilance, tant dans sa dimension précontentieuse que contentieuse, prend une place importante. L’actualité s’en fait l’écho, au travers des droits humains, pilier à part entière du devoir de vigilance.
Le 28 juin 2025, BNP Paribas était assignée, après mise en demeure infructueuse, par une association de juristes, pour avoir manqué à son devoir de vigilance en omettant de mentionner dans son plan de vigilance des activités de soutien à Israël, par le financement d’émissions obligataires ainsi que des prêts à d’autres établissements impliqués dans le financement d’infrastructures dans les colonies israéliennes en territoires occupés. L’assignation indique qu’ « En tant qu’acteur économique et financier international de premier plan, la banque BNP Paribas ne saurait ignorer l’existence de l’occupation illégale du territoire palestinien occupé ni des violations graves, répétées et systématiques du droit international humanitaire, du droit international des droits de l’homme et du droit international pénal qui y sont commises par l’État d’Israël ».
Le 30 juillet 2025, c’est au tour d’Airbus et de sa filiale MBDA d’être mis en demeure par une association d’actionnaires pour manquement à leur devoir de vigilance. En cause : les munitions utilisées par l’armée israélienne dans des bombardements à Gaza et qui contiendraient, sur la base d’enquêtes journalistiques, des composants MBDA. Notons que dans le cadre de cette démarche précontentieuse, l’alerte est également faite au commissaire aux comptes (EY), sur sa responsabilité de vérification.
Récemment, c’est également Carrefour qui est visé par plusieurs ONG dénonçant la présence de ses enseignes dans les territoires palestiniens occupés, ce que dément à ce jour l’entreprise qui n’a, pour l’heure, pas encore fait l’objet d’une démarche précontentieuse.
C’est la première fois que la loi française sur le devoir de vigilance est utilisée en temps de conflit armé, en lien avec les droits humains. Cela ouvre un champ inédit de mise en cause, là où l’invasion de l’Ukraine n’avait pas donné lieu à contentieux directs.
Une autre affaire intéressant TotalEnergies procède d’un recours introduit en référé auprès du Tribunal judiciaire de Nanterre (TJ Nanterre, 9 juil. 2025, n°23/02566). La médiation, à laquelle le juge avait enjoint les parties, ayant échoué, les demandeurs sollicitaient, sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile, la communication de documents contractuels et de rapports établis dans le cadre de l’exploitation, au Yémen, des puits de pétrole. Le Tribunal rappelle toutefois que pour apprécier la légitimité de la communication, celui-ci doit pouvoir être en mesure d’examiner si l’action au fond, à venir, serait ou non vouée à l’échec. Or, seul le Tribunal judiciaire de Paris est légalement compétent pour connaître des actions relatives au devoir de vigilance, de sorte que le juge Nanterrien s’est déclaré incompétent au profit du Tribunal judiciaire de Paris. La décision a cependant le mérite de souligner d’une part l’injonction à la médiation faite en cette matière et d’autre part l’essor même de ce type de contentieux.
Ces exemples récents, couplés aux autres décisions déjà évoquées (CA Paris, 17 juin 2025, affaire La Poste ; TJ Paris, 13 févr. 2025, Fret SNCF) contribuent indiscutablement à l’essor du contentieux du devoir de vigilance tout en rappelant qu’au-delà du traitement de fond des problématiques propres à ses différents piliers (environnement, droits humains, santé et sécurité), les entreprises et groupes se doivent d’établir une cartographie juste et sérieuse de leur chaîne de valeur et, par ce biais, des risques de leur activité.
Ce judiciarisation ne doit pas pour autant écarter la voie amiable, à laquelle les juges poussent de plus en plus. Cette voie peut permettre de sécuriser les entreprises et éviter des procédures longues et médiatisées, à condition d’accepter des compromis.
En conclusion : l’intérêt d’anticiper et de réagir au mieux de chaque affaire
Au regard des signaux jurisprudentiels récents et de l’extension des angles contentieux, la meilleure défense reste une combinaison d’anticipation outillée et de réaction proportionnée, au cas par cas.
L’anticipation doit conduire l’entreprise ou le groupe, avec l’assistance de ses conseils, à mettre à jour en continu sa cartographie des risques (climat, droits humains, chaîne de valeur), fixer des lignes rouges et des stop-triggers opérationnels, documenter la traçabilité (preuves publiques, audits, contrôles inopinés) et organiser sa gouvernance sur le sujet (rôle du conseil, comités dédiés, supervision de l’audit/commissaires aux comptes).
A l’ouverture d’un dossier, il nous faut réagir vite et juste. À l’ouverture d’un dossier : déclencher un litigation hold, objectiver le lien manquement–préjudice, choisir la voie procédurale adéquate et institutionnaliser la médiation.
Enfin et sous réserve des évolutions à venir, préserver les dispositifs internes malgré les allègements annoncés (Omnibus), afin de sécuriser la conformité multi-juridictions et la notation extra-financière.
En pratique, chaque affaire appellera une stratégie sur mesure avec un objectif est double : réduire l’exposition contentieuse et crédibiliser la conduite responsable, en traitant rapidement ce qui est prouvable, négociable et vérifiable — et en judiciarisant seulement ce qui doit l’être.