
Doctrine condamnée pour concurrence déloyale : la justice tranche sur une décennie de collecte controversée de décisions judiciaires.
Les faits
Les 5 principaux éditeurs de contenu juridique (Lexis, Dalloz, Lamy, Lexbase et Lextenso) reprochaient globalement à Doctrine :
- De ne pas s’être astreinte aux exigences légales, relatives à la délivrance des jugements. Ils reprochaient, en synthèse, à Doctrine (i) d’avoir récupéré les jugements sans passer par la voie « traditionnelle » consistant à s’adresser au directeur de greffe pour la délivrance des copies des jugements et (ii) de s’être ainsi affranchie des règles de la loi informatique et liberté relatives à la collecte loyale et licite de données personnelles (les jugements transmis contenant des données personnelles), bouleversant ainsi les règles d’une concurrence saine et loyale puisque ces derniers, à l’inverse de Doctrine, déployaient des efforts particuliers pour se conformer auxdites exigences légales ;
- De s’être livré à du « typosquatting », pratique consistant à enregistrer des noms de domaines (ici « conseildetat.fr » et « cassation.fr ») pour rediriger le trafic vers la plateforme doctrine ;
- Des pratiques « parasitaire » notamment en indexant les contenus doctrinaux des éditeurs sur la plateforme Doctrine, via des liens hypertextes.
Les éditeurs avaient été déboutés en première instance et avaient été condamnés à verser à Doctrine la bagatelle de 50.000 euros pour procédure abusive et de 125.000 au titre de l’article 700 du Code de procédure civile.
Ceux-ci ont interjeté appel de cette décision aux fins d’obtenir (notamment) :
- La condamnation de Doctrine pour concurrence déloyale dans l’obtention illégitime des millions de décisions litigieuses ;
- La suppression, sous astreinte, de l’ensemble des contenus (décisions de justice et liens hypertextes) de la plateforme Doctrine.
Le revers de Doctrine.fr sur la caractérisation des pratiques litigieuses en concurrence déloyale
La Cour d’appel retient en substance que :
- Le non-respect d’une réglementation dans l’exercice d’une activité commerciale peut induire un avantage concurrentiel ;
- Les données des décisions de justice contiennent, par essence, des données personnelles, lesquelles doivent être traitées de manière loyale et licite ;
- Or selon l’article R.123-5 du Code de l’organisation judiciaire prévoit que la délivrance des décisions de justice doivent passer par le directeur du greffe.
Fort de ce constat, la Cour retient que dans les faits, les sociétés éditrices font valoir plusieurs correspondances de directeurs de greffe affirmant qu’ils n’ont jamais été sollicité directement par Doctrine pour l’obtention des décisions diffusées sur sa plateforme.
La Cour en conclut donc positivement que Doctrine a donc obtenu des tribunaux des décisions sans autorisation préalable des directeurs de greffe, en violation des mécanismes de droits précités.
De la même façon, la Cour retient également que :
- un partenariat avait été noué avec le conseil d’Etat pour développer un logiciel libre d’anonymisation et qu’à ce titre environ 140.000 décisions avaient été transmises… alors que sur le site Doctrine on en dénombre plus d’un million et demi ;
- une convention, non produite aux débats, aurait été conclue avec Infogreffe (mais résiliée en 2018) et qui ne saurait expliquer la présence, sur la plateforme, de plus de trois millions de décisions des tribunaux de commerce.
La Cour en déduit qu’il existe des présomptions graves, précises et concordantes de ce que la majorité des décisions précitées ont été obtenues de façon déloyale et illicite, sans autorisation des directeurs de greffe et en violation du cadre légale de protection des données personnelles (présomption d’ailleurs corroborée par l’enregistrement de noms de domaine « cassation.fr » et conseildetat.fr », créant la confusion chez les utilisateurs finaux).
De façon marginale, Doctrine sera également condamné pour concurrence déloyale par publicité comparative (en comparant le nombre de décisions de sa plateforme avec celui de ses concurrents) mais obtiendra gain de cause sur les pratiques commerciales trompeuses (accusées par les éditeurs d’avoir maintenu certaines mentions sur son site qui auraient pu laisser entendre au consommateur que l’accès à Doctrine permettait d’accéder à leur contenu payant).
La « victoire » de Doctrine sur le volet des condamnations
Le véritable objectif poursuivi par les éditeurs institutionnels, dans cette procédure engagée sur le fondement de la concurrence déloyale, était de retirer à Doctrine l’avantage concurrentiel obtenu de façon indue.
La véritable ligne du « Par ces motifs » qui impliquait un enjeu était donc celle-ci :
- « ordonner à la société FORSETI de procéder à : la suppression [sous astreinte de 1.000€] des documents présentés comme des « décisions » sur le site internet Doctrine.fr connectés, réutilisés et mis à disposition de ses clients en méconnaissance des dispositions légales applicables ».
Mais la Cour, si elle alloue une indemnité à chacun des éditeurs au titre des manquements précités (de 40.000€ à 50.000 au titre des actes de concurrence déloyale et de 30.000€ au titre de l’article 700 du Code de procédure civile : soit un total de 370.000€), elle ne fait pas droit à leur demande de retrait.
Elle considère en effet que :
- « Les demandes de suppression de l’intégralité des décisions de justice mises à disposition en méconnaissance des dispositions légales, qui sont formées sous astreinte et présenteraient, si la cour y faisait droit, des difficultés d’exécution au regard du nombre de décisions, ne sont en outre pas proportionnées aux objectifs poursuivis au regard des intérêts en présence, le site doctrine.fr ayant fait l’objet d’une procédure de contrôle par la CNIL en 2021 dont il n’est pas contesté qu’elle n’a donné lieu à aucune sanction, outre que la société Foresti a été choisie par la CNIL pour bénéficier d’un accompagnement renforcé en matière de protection de données à caractère personnel, étant rappelé que la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique, qui avait posé le principe d’une diffusion large des décisions de justice, est désormais mise en œuvre par le décret du 29 juin 2020 puis par l’arrêté du garde des sceaux du 28 avril 2021 ».
C’est donc à la lumière du droit nouveau que la Cour rejette la demande de suppression des éditeurs et permet à la plateforme Doctrine de ne pas amputer la plupart des décisions de son site internet.
Si facialement, l’arrêt d’appel donne raison aux éditeurs historiques, Doctrine peut se féliciter d’avoir obtenu une forme de validation judiciaire de son modèle économique avant-gardiste.
C’est d’ailleurs en ce sens que se félicitait le directeur du site.
Source : Cour d’appel, Paris, Pôle 5, chambre 11, 7 mai 2025 n°23/06063