
Cour d’appel, Colmar, 1re chambre, section A, 9 Avril 2025 – n° 24/01625
L’arrêt rendu par la cour d’appel de Colmar permet de revenir sur les conditions de la titularité des droits d’auteur sur un logiciel : la société ayant assuré les ¾ de la programmation principale (hors interface non protégeable), dirigé le projet et rédigé la documentation technique est investie des droits de propriété et, à défaut d’acte de cession écrit, la société cliente ayant également participé au développement, reste simple utilisatrice.
L’action en revendication de droits de propriété intellectuelle
Une société (A) ayant pour activité la création et le développement de logiciels et d’applications informatiques B2B, fait l’objet d’une procédure de liquidation judiciaire et une autre société informatique (B) saisit le juge commissaire d’une revendication portant sur les droits de propriété intellectuelle sur deux logiciels de A.
La société A propose une plate-forme en ligne et fait appel, en 2015, à la société X pour le développement d’un logiciel « CMS » (logiciel permettant de concevoir et gérer des sites Web de manière dynamique).
Aux termes d’un contrat de cession de droits de propriété intellectuelle, la société X a cédé, à titre non exclusif et pour les stricts besoins d’exploitation des sites internet de la société A:
- les droits d’exploitation, d’utilisation, de reproduction, d’adaptation, de modification, d’évolution et de représentation sur le logiciel CMS ;
- l’ensemble des droits qu’elle détient ou pourrait détenir sur les bases de données et le contenu des sites Internet de A.
En 2018, un nouveau projet de développement a été lancé, une étude d’analyse ainsi qu’un nouveau cahier des charges ont ainsi été réalisés et rédigés pour développer une nouvelle solution technique, reposant sur des technologies et une infrastructure innovantes (le logiciel « CMS 2 » commercialisé par X en marque blanche et utilisé par A).
Une équipe projet a été mise en place, composée de développeurs ‘Front End’ en charge du développement de l’interface des logiciels et de développeurs ‘Back End’ (en charge de la programmation et du développement des serveurs, des bases de données et d’une application permettant le fonctionnement des logiciels), provenant des sociétés X et B (société appartenant au même groupe détenteur de la société X) et de la société A.
Durant la réalisation du projet, B a acquis l’ensemble des activités de programmation informatique de la société X, de sorte que la société B est subrogée dans tous les droits et obligations de X et donc titulaire des droits de propriété intellectuelle acquis par X.
Par ordonnance, le juge commissaire a déclaré la requête irrecevable et B forme recours. Par jugement du 12 avril 2024, la chambre commerciale du Tribunal judiciaire de Strasbourg a infirmé l’ordonnance, déclarant la demande recevable et faisant droit à la revendication de B sur les codes sources, les codes exécutables et la documentation du premier logiciel CMS (à l’exclusion des bases de données des sites web), considérant que B était toujours titulaire d’un droit de propriété intellectuelle.
La société B interjette appel de cette décision en ce que son action a été rejetée concernant le CMS 2, seule cette question restant querellée, le jugement étant définitif concernant le CMS 1.
La titularité des droits sur le logiciel : qui a joué un rôle prépondérant ?
Le débat porte donc sur la question de savoir si la société B est l’auteur du logiciel et plus exactement de sa programmation (hors interface), comme elle le soutient.
La cour rappelle les dispositions des articles L111-1, L112-1 et L112-2 du code de propriété intellectuelle, ainsi que la directive européenne 91/250/CEE du 14 mai 1991, qui vise les programmes d’ordinateurs, et pose dans son préambule que le terme ‘programme d’ordinateur’ comprend les travaux préparatoires de conception du logiciel, aboutissant au développement d’un programme, à condition qu’ils soient de nature à permettre la réalisation d’un programme à un stade ultérieur.
La cour rappelle également que, de jurisprudence constante, les interfaces de logiciels ne peuvent être protégées en tant que telles par le droit d’auteur, car elles ne constituent pas une expression des programmes d’ordinateurs. En effet, elles sont souvent considérées comme ‘fonctionnelles’ et non pas ‘créatives’ et relèvent donc de l’ordre de l’idée (« L’interface utilisateur graphique ne constitue pas une forme d’expression d’un programme d’ordinateur au sens de l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 91/250/CEE du Conseil, du 14 mai 1991, concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur, et elle ne peut bénéficier de la protection par le droit d’auteur sur les programmes d’ordinateur en vertu de cette directive » CJUE 22 décembre 2010, Affaire C-393/09 – Bezpe’nostní softwarová asociace).
Il n’est pas davantage contesté que les développements en ‘Back end’ représentent la partie la plus conséquente d’un projet informatique.
En l’espèce, la cour examine le logiciel GitLab (outil de versionning de développements, plate-forme en ligne de référence en matière de suivi de validation et de pilotage de projets de développements informatiques) qui permet notamment d’identifier les contributions de chaque développeur intervenant sur un projet, et constate que :
- la société B avait un rôle prépondérant dans les opérations de programmation du logiciel, puisque 76 % de ce travail lui revient, la société X en ayant réalisé 3 %, la société A n’assurant que les 21 % restant.
- les salariés de A n’étaient en charge majoritairement que de l’interface.
Le constat, suivant lequel la majeure partie du travail de programmation a été réalisée par B est en outre corroboré par une attestation d’un développeur : le chef de projet et concepteur programmation était un salarié de B qui dirigeait dans les faits les autres intervenants et a donné l’ensemble des instructions aux développeurs ‘Front End’, mis à disposition par la société A, qui ne faisaient qu’exécuter ses instructions au niveau de l’interface.
Il n’est pas davantage contesté que c’est également ce salarié de B qui a rédigé la documentation technique.
Enfin, l’examen de l’échange de mails entre les parties démontre que A n’a jamais eu un rôle pilote dans la concrétisation du projet et que c’est le dirigeant de X qui déterminait la direction à prendre et fixait les tâches à réaliser.
Dans ces conditions, la cour estime que les travaux réalisés au titre du logiciel CMS 2 par les équipes de la société A ne répondent pas aux conditions fixées par la loi pour leur reconnaître un caractère original et partant susceptibles d’être protégés par le droit d’auteur.
Le paiement des factures ne suffit pas à établir la cession de droit
En l’absence de clauses contractuelles précisant l’identité du titulaire des droits de propriété intellectuelle et une éventuelle cession – au sens des dispositions de l’article L 131-2 du CPI, selon lequel « Les contrats par lesquels sont transmis des droits d’auteur doivent être constatés par écrit » et de l’article L 131-3 du CPI, qui précise que « la transmission des droits d’auteur est notamment subordonnée à la condition que chacun des droits cédés fasse l’objet d’une mention écrite distincte dans un acte de cession (…) » c’est le prestataire qui démontre avoir dirigé et coordonné les travaux de développement d’un logiciel, et plus précisément de sa programmation (puisque l’interface n’est pas génératrice de droit), qui est titulaire des droits d’auteur.
En outre, contrairement à ce que soutenait A, aucun acte de cession n’est démontré, précision faite qu’un acte de cession ne saurait être implicite et le paiement de factures de prestations de service par elle ne suffit pas davantage à investir A, société cliente utilisatrice d’un logiciel, de droits de propriété intellectuelle sur ledit logiciel.
La cour d’appel accueille par conséquent la demande en revendication de la société B sur le logiciel CMS 2.