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La possibilité de faire injonction a un fournisseur d’accès de bloquer l’accès a des sites illicites

10 février 2014 | François-Pierre LANI, Alice ROBERT|

Retour sur les conclusions de l’avocat général près la CJUE du 26 novembre 2013 dans l’affaire UPC TELEKABEL c/ CONSTANTIN FILM ET WEGA FILMPRODUKTIONSGESELLSCHAFT Le litige oppose deux sociétés de production et de distribution de films à un fournisseur d’accès internet (FAI), tous trois autrichiens. Les sociétés de production avaient demandé en référé d’interdire au…

Retour sur les conclusions de l’avocat général près la CJUE du 26 novembre 2013 dans l’affaire UPC TELEKABEL c/ CONSTANTIN FILM ET WEGA FILMPRODUKTIONSGESELLSCHAFT

Le litige oppose deux sociétés de production et de distribution de films à un fournisseur d’accès internet (FAI), tous trois autrichiens. Les sociétés de production avaient demandé en référé d’interdire au FAI de fournir à ses clients un accès à un site internet permettant aux internautes de visionner en streaming ou de télécharger des films dont les droits leur appartenaient, et ce, sans leur autorisation.

La juridiction autrichienne saisie du litige a accueilli cette demande sans indication des mesures concrètes à prendre à cet effet. Saisie d’un recours du FAI qui considérait notamment la mesure disproportionnée, la Cour suprême autrichienne s’est tournée vers la CJUE en interprétation de la directive 2001/29/CE sur l’harmonisation de certains aspects des droits d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information.

En vertu de ce texte, les Etats membres doivent veiller à ce que les titulaires de droits d’auteur ou de droits voisins puissent demander qu’une ordonnance sur requête soit rendue à l’encontre des intermédiaires dont les services sont utilisés par un tiers pour porter atteinte à leurs droits.

La CJUE a été interrogée sur deux points : (i) savoir si le fournisseur d’accès qui permet aux utilisateurs d’un site illicite d’accéder à Internet doit être considéré comme un intermédiaire au sens de la directive 2001/29/CE, c’est-à-dire en tant qu’intermédiaire dont les services sont utilisés par les tiers, tel que l’exploitant d’un site internet illicite, pour porter atteinte à un droit d’auteur, faisant de lui le destinataire potentiel d’une ordonnance sur requête ; (ii) connaître les exigences du droit de l’Union pour ce qui concerne le contenu et la procédure conduisant à une telle ordonnance.

La CJUE n’a pas encore statué dans cette affaire (d’où l’absence de lien vers une décision dans la présente note) mais l’avocat général près la cour a d’ores et déjà rendu ses conclusions qui, si elles ne lient pas le juge, sont riches d’enseignements. Sur le premier point, l’avocat général répond par l’affirmative : cela découle, selon lui, de la lettre, du contexte, du sens et de l’objectif du droit de l’UE. Il cite notamment plusieurs arrêts de la CJUE, desquels il ressort que les FAI doivent être considérés comme des intermédiaires au sens de la directive 2001/29/CE et donc comme destinataires potentiels d’une telle ordonnance visant à mettre fin aux atteintes déjà portées et à prévenir de nouvelles atteintes (CJUE 24 novembre 2011 Scarlet Extended SA c/ SABAM).

NOTA : la CJUE avait néanmoins rappelé dans ce cas que la directive sur le commerce électronique interdit aux autorités nationales l’adoption de mesures qui obligeraient un FAI à procéder à une surveillance générale des informations qu’il transmet sur son réseau.

Selon l’avocat général, une telle possibilité n’est pas en principe disproportionnée car, d’un côté, cette mesure requiert des moyens non négligeables et que, de l’autre, elle peut facilement être contournée sans connaissances techniques spécifiques. Il incombe aux juridictions nationales de mettre en balance, dans l’espèce considérée, les différents droits fondamentaux des parties (le droit de propriété du titulaire du droits d’auteur, la liberté d’entreprise du FAI, la liberté d’expression et d’information de ses clients) et de garantir un juste équilibre entre ceux-ci. Cette mise en balance doit notamment tenir compte du fait que, dans le futur, de nombreuses affaires similaires contre des FAI pourraient être traitées devant les juridictions nationales.

L’avocat précise que n’est pas conforme à cette nécessaire mise en balance une telle interdiction aux FAI dans des termes très généraux et sans prescription de mesures concrètes ou lorsque le FAI ne peut échapper aux astreintes visant à réprimer la violation de cette interdiction qu’en prouvant a posteriori qu’il a pris toutes les mesures raisonnables afin de se conformer à l’interdiction en question.

A cet égard, l’avocat général souligne que le FAI n’a aucun rapport avec les exploitants du site internet portant atteinte au droit d’auteur et n’a lui-même pas commis de violation à ce droit (il ne leur a fourni ni un accès à Internet ni de la mémoire de stockage). Le titulaire de droits reste donc tenu de poursuivre directement, pour autant que cela soit possible, les exploitants du site internet illicite ou leur fournisseur d’accès.

Ainsi, les FAI ne pourraient se retrancher derrière leur rôle purement passif d’intermédiaires techniques pour échapper à des mesures de blocages de site internet illicites sous réserve que les titulaires de droits les aident et formulent clairement le mesures à prendre.

La position de la CJUE sur ces questions est très attendue face aux mutations du droit d’auteur à l’ère numérique et à la multiplication des jurisprudences nationales en la matière.

A l’échelle nationale, le Royaume-Uni et la France ont en effet récemment rendu des décisions sur le sujet.

Le 13 novembre 2013, la Haute Cour de Justice du Royaume-Uni a accueilli la demande de sociétés de production de films de voir interdire aux 6 plus importants FAI du Royaume-Uni l’accès à des sites internet fournissant des vidéos contrefaisantes de films et programmes TV, retenant que les FAI étant bien des intermédiaires au sens de la directive 2001/29/CE mais sans préciser concrètement les mesures de blocages.

Le 28 novembre dernier, le TGI de Paris a ordonné à des FAI de bloquer les sites du réseau Allostreaming en prenant « toutes mesures propres à empêcher l’accès, à partir du territoire […], et/ou par leurs abonnés à raison d’un contrat souscrit sur ce territoire, par tout moyen efficace et notamment par le blocage des noms de domaines ». Si le Tribunal n’a pas prononcé d’astreinte, expliquant qu’il pouvait être saisi en cas de difficulté ou d’inexécution, il impose bien aux FAI des mesures générales et une obligation de résultat. Si la CJUE suit l’avis de l’avocat général, de telles mesures ne pourraient prospérer en l’état.

En outre, au niveau de l’UE, la Commission a lancé, le 5 décembre dernier, une consultation publique sur l’harmonisation du droit d’auteur, les limites et exceptions au droit d’auteur à l’ère numérique et les moyens d’améliorer l’efficacité et l’efficience des mesures visant à assurer le respect de ce droit, tout en renforçant la légitimité de ces mesures.

La CJUE, par son arrêt à venir, pourrait donc faire évoluer la jurisprudence en matière de droit d’auteur sur internet et avoir une incidence sur les réformes en cours.