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Données de localisation : quand nos téléphones nous trahissent au travail (Le Point, Avril 2015)

21 avril 2015 | Alexandre FIEVEE|

Nos smartphones nous géolocalisent en permanence. L’employeur peut-il accéder à ces données et s’en prévaloir dans le cadre d’un licenciement ? Entretien.

Par LAURENCE NEUER
Si vous ne vous souvenez plus de l’endroit où vous étiez une semaine plus tôt, votre smartphone peut vous le dire, carte à l’appui. « Environ 30 % des applications utilisent la géolocalisation, parfois plusieurs fois par minute », précise la Cnil sur son site, avant d’expliquer comment neutraliser cette fonctionnalité activée par défaut. D’autant que les informations enregistrées dans les tablettes tactiles et téléphones peuvent être précieuses pour l’employeur qui, par exemple, soupçonne son salarié de travailler pour la concurrence. Le contrôle des heures de télétravail ou des chemins empruntés par les collaborateurs dédiés aux livraisons pourrait aussi justifier l’accès aux données de localisation. Celles-ci renseignent non seulement sur les derniers déplacements de l’utilisateur, mais se souviennent aussi des lieux les plus fréquentés.
Toute la question est donc de savoir si l’employeur peut obtenir ces données et, le cas échéant, s’en prévaloir pour justifier d’un comportement fautif dans le cadre d’une mesure disciplinaire. Peut-il mettre en place des moyens techniques pour restaurer les données qui auraient été effacées par le salarié ? À l’inverse, ce dernier peut-il, sans risques, effacer l’historique des informations de géolocalisation ? Que risque celui qui refuse d’être géolocalisé ? Pour répondre à ces questions, non encore tranchées par les tribunaux, Le Point.fr a interrogé Alexandre Fiévée, Avocat Of Counsel du cabinet Derriennic spécialisé en droit des technologies de l’information.

Le Point.fr : Que recherche le patron qui souhaite accéder aux données de localisation d’un salarié ?
Alexandre Fiévée : Il peut tout simplement vouloir contrôler l’activité de salariés en télétravail ou de ceux qui sont affectés à des tâches justifiant une certaine mobilité (livraison, etc.). Sa motivation peut aussi être de se constituer la preuve d’un comportement répréhensible d’un salarié : concurrence déloyale présumée, absentéisme douteux, etc.

L’employeur peut-il exiger de son salarié qu’il lui remette son smartphone afin de contrôler les lieux où il s’est rendu ?

Tout dépend de savoir si l’appareil est professionnel ou personnel. L’accès de l’employeur au smartphone personnel du salarié est interdit sans l’accord de ce dernier. Cet outil est privé et les données qu’il contient sont protégées notamment par le secret des correspondances privées. En revanche, si le smartphone personnel du salarié abrite son compte de messagerie professionnelle, la jurisprudence pourrait avoir tendance à considérer qu’il est présumé professionnel. C’est ce qui a été jugé dans une affaire où un salarié avait connecté sa clé USB personnelle à l’ordinateur de sa société : la Cour de cassation a, en février 2013, considéré que cet outil était présumé professionnel ce qui autorisait l’employeur à accéder à son contenu. J’insiste sur le fait qu’ici l’objectif de l’employeur n’est pas de géolocaliser son salarié en permanence (ce qui serait une atteinte disproportionnée à sa vie privée), mais d’accéder ponctuellement à des données, en l’occurrence des données de localisation qui sont contenues dans un équipement utilisé par le salarié, et à des fins spécifiques de contrôle.

Une charte informatique interne pourrait-elle obliger les salariés à activer la fonction de localisation et autoriser l’employeur à y accéder de manière périodique ?

Tout dépend du type d’activité, de la finalité poursuivie par l’employeur, du personnel concerné et des garde-fous prévus. Pour des personnes en déplacement permanent, cela pourrait se justifier. La mobilité va de pair avec une certaine surveillance. S’agissant de salariés en télétravail, une charte pourrait prévoir que l’employeur peut accéder aux données pour vérifier a posteriori qu’ils sont bien chez eux à certaines heures de la journée. Néanmoins, cette charte devrait préciser la nature des données de localisation susceptibles d’être contrôlées, les catégories de salariés susceptibles d’être contrôlés et la possibilité pour ces salariés de désactiver l’application en dehors des horaires de travail.

Le risque, en pratique, est d’accéder à certains pans de la vie privée du salarié. Et cela ne regarde que lui…

Vous avez raison, d’autant que l’employeur aura, dans le cadre d’un tel contrôle, nécessairement accès à des données de localisation qui relèvent strictement de la sphère privée du salarié. En tout état de cause, il ne pourra utiliser en justice, comme élément probatoire, que des données de localisation collectées par ses soins dans le respect de deux principes : la transparence, qui implique que si on contrôle un salarié, on l’informe préalablement, et la proportionnalité, qui signifie que le contrôle ne peut s’exercer que s’il ne porte pas atteinte à la vie privée de l’intéressé. En d’autres termes, si l’un de ces principes n’est pas respecté par l’employeur, l’élément de preuve obtenu par celui-ci au moyen d’un dispositif de surveillance sera considéré comme irrecevable en justice.

En matière de divorce, cette question ne se pose pas, car le principe est celui de la liberté de la preuve (sauf fraude ou violence). On peut notamment établir l’infidélité de son conjoint en produisant les textos qu’il a reçus sur son téléphone portable. C’est la même chose en matière pénale pour établir qu’une infraction a été commise. Dans le domaine des relations de travail, la règle est différente. On ne peut pas ouvrir n’importe quel mail pour rapporter la preuve d’un manquement d’un salarié. Et on ne peut pas accéder à n’importe quelle donnée de localisation dans n’importe quelles conditions.

Quelles sont ces conditions ?

Dès lors que l’appareil (téléphone ou tablette) est présumé professionnel, l’employeur peut en contrôler l’usage et pourrait accéder aux données de localisation contenues dans cet équipement, et ce, sans que le salarié soit présent. Par ailleurs, l’employeur peut demander au juge, sur requête ou par la voie du référé, d’ordonner l’accès à ces informations, dès lors qu’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant le procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution du litige.

Quel serait d’après vous le bon système à mettre en place pour organiser le contrôle dans un cadre de confiance réciproque ?

Il me semble excessif de permettre à un employeur d’accéder au contenu d’un smartphone ou d’une tablette personnelle (même connecté à l’ordinateur professionnel) sans que le salarié puisse s’y opposer. S’agissant des smartphones et des tablettes mis à disposition du salarié par l’employeur, je pense que l’accès à leur contenu hors de la présence du salarié devrait être conditionné à l’information des salariés dans une charte informatique, sous les réserves précédemment évoquées.