
La CJUE est venue rappeler qu’en informatique, le refus d’un opérateur essentiel en situation de domination sur un marché (ici Google, via son système Android Auto), d’assurer l’interopérabilité entre son outil et une application tierce peut être considéré abusif en raison des effets anticoncurrentiels induits. La CJUE en profite pour préciser certains cas de figure permettant de justifier d’un tel refus.
En l’espèce, le litige concernait la plateforme « Android Auto » qui permet aux utilisateurs de smartphones sous Android d’accéder aux applications de leurs mobiles directement sur l’écran intégré de certains véhicules.
La société Enel X avait demandé à Google de rendre son application de recharge en bornes électriques compatible avec Android Auto.
Google a refusé ce qui a conduit Enel X a saisir l’autorité de la concurrence Italienne.
Google est condamnée en 2021 pour abus de position dominante et se voit infliger une amande de plus de 100 millions d’euros.
Dans le cadre d’un recours exercé devant le Conseil d’Etat italien, celui-ci a décidé d’interroger la CJUE sur la notion d’abus de position dominante, dans le contexte précité.
Sur le caractère abusif du refus
La première question posée à la CJUE était la suivante :
- « Aux fins de l’article 102 TFUE, l’exigence du caractère indispensable du produit faisant l’objet d’un refus de fourniture doit-elle être interprétée en ce sens que l’accès doit être indispensable à l’exercice d’une activité particulière sur un marché voisin, ou suffit-il que l’accès soit indispensable à une utilisation plus commode des produits ou services offerts par l’entreprise qui demande l’accès, en particulier lorsque le produit faisant l’objet du refus a essentiellement pour fonction de rendre plus facile et plus commode l’utilisation de produits ou de services déjà existants ? »
Au vis de l’article 102 du TFUE, la Cour rappelle d’abord que doit être sanctionné le comportement d’une entreprise en position dominante qui entrave, par des moyens autres que la concurrence par les mérites, le maintien ou le développement de la concurrence sur un marché aval où la concurrence est déjà affaiblie.
Pour ce faire, elle se réfère à la jurisprudence de l’arrêt Bronner (CJUE « Bronner » 26 novembre 1998, affaire C-7/97) qui rappelle que le refus d’accès à une infrastructure développée et détenue par une entreprise dominante pour ses propres activités peut constituer un abus de position dominante si ce refus élimine toute concurrence sur le marché en cause, ne peut être objectivement justifié, et si l’infrastructure est indispensable à l’activité du demandeur d’accès, c’est-à-dire qu’il n’existe aucun substitut réel ou potentiel.
Pour la Cour, les conditions d’espèce de l’affaire Bronner justifiaient ce traitement. En effet, obliger une entreprise dominante à contracter avec un concurrent pour lui permettre l’accès à cette infrastructure peut porter atteinte à sa liberté de contracter et à son droit de propriété (et un accès trop ouvert à ladite infrastructure risquerait de décourager les acteurs à créer de telles infrastructures (et porterait, in fine, atteinte aux consommateurs qui ne pourraient pas en bénéficier).
Mais lorsque l’infrastructure est conçue pour être notamment utilisée par des entreprises tierces (potentiellement sur un marché aval), l’exigence d’indispensabilité ne s’applique pas car il n’est, dans ce cas, pas nécessaire de préserver la liberté de contracter et le droit de propriété du dominant (ou de l’inciter à investir). Ainsi, dans ce cas de figure, contraindre l’entreprise dominante à accorder un accès à son infrastructure pour qu’elle soit exploitée par des tiers non concurrents n’a pas véritablement d’impact sur l’activité du dominant.
En l’espèce, la CJUE estime ainsi :
- « le refus, par une entreprise en position dominante ayant développé une plateforme numérique, d’assurer, à la demande d’une entreprise tierce, l’interopérabilité de cette plateforme avec une application développée par cette entreprise tierce est susceptible de constituer un abus de position dominante, alors même que ladite plateforme n’est pas indispensable pour l’exploitation commerciale de ladite application sur un marché en aval, mais est de nature à rendre la même application plus attractive pour les consommateurs, lorsque la même plateforme n’a pas été développée par l’entreprise en position dominante pour les seuls besoins de son activité propre ».
Sur l’existence ou non d’un effet concret d’éviction sur le marché
La seconde question posée à la CJUE était :
- « Dans le cadre d’un comportement qualifié de refus de fourniture, peut-on considérer qu’il y a un comportement abusif, au sens de l’article 102 TFUE, dans un contexte où, en dépit de l’absence d’accès au produit demandé, i) l’entreprise qui demande l’accès était déjà active sur le marché et a continué à se développer sur ce marché pendant toute la période de l’abus allégué et ii) d’autres opérateurs concurrents de l’entreprise demandant l’accès au produit ont continué à opérer sur le marché ? ».
En réponse, la Cour rappelle que :
- « la qualification d’un comportement d’une entreprise en position dominante d’abusif ne requiert pas de démontrer, dans le cas d’un comportement d’une telle entreprise visant à évincer ses concurrents du marché concerné, que son résultat a été atteint et, par suite, la démonstration d’un effet d’éviction concret sur le marché »
Elle laisse le soin à la juridiction de renvoi le soin d’apprécier si, en l’espèce, le comportement abusif aurait pu, de façon théorique, produire de tels effets.
Sur les justifications objectives d’un refus d’interopérabilité
Les troisièmes et quatrièmes questions posées à la CJUE étaient synthétisées comme suit par cette dernière :
- « la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 102 TFUE doit être interprété en ce sens que, lorsqu’un comportement consistant, pour une entreprise en position dominante, à refuser de permettre l’interopérabilité d’une application développée par une entreprise tierce avec une plateforme numérique dont l’entreprise en position dominante est titulaire est susceptible d’être qualifié d’abus, au sens de cette disposition, cette dernière entreprise peut utilement invoquer en tant que justification objective de son refus l’inexistence d’un modèle permettant d’assurer cette interopérabilité à la date à laquelle l’entreprise tierce a demandé un tel accès, ou si l’entreprise en position dominante peut être tenue de développer ce modèle »
Elle arrive tout d’abord à la conclusion qu’un tel refus peut être justifié si l’interopérabilité compromet l’intégrité de la plateforme numérique ou sa sécurité (ou si des motifs techniques empêchent une telle interopérabilité). Mais elle prend soin de préciser que si ces justifications ne trouvent pas à s’appliquer, elle doit alors assurer l’interopérabilité, dans un délai raisonnable, en tenant compte des difficultés techniques sous-jacentes. Elle précise que rien n’empêche l’entreprise en position dominante d’exiger une contrepartie financière, tant que celle-ci est juste et proportionnée par rapport au cout réel du développement qu’elle doit éventuellement engager.
Sur la détermination du marché aval
La cinquième et dernière question préjudicielle était résumée comme suit par la CJUE :
- Est-ce que « l’article 102 TFUE doit être interprété en ce sens que, pour apprécier l’existence d’un abus consistant en un refus, par une entreprise en position dominante, d’assurer l’interopérabilité d’une application développée par une entreprise tierce avec une plateforme numérique dont l’entreprise en position dominante est titulaire, une autorité de la concurrence est tenue de définir le marché en aval sur lequel ce refus est susceptible de produire des effets anticoncurrentiels, même si ce marché n’est que potentiel » ?
La Cour considère qu’une autorité de la concurrence peut se limiter à identifier le marché sur lequel le refus d’interopérabilité est susceptible de produire des effets anticoncurrentiels, c’est-à-dire le marché en aval, même s’il est seulement potentiel :
« Dans le cadre de l’application de l’article 102 TFUE, l’identification du marché en aval ne requiert pas nécessairement une définition précise du marché de produits et du marché géographique. Dans certaines circonstances, il suffit qu’un marché potentiel, voire hypothétique, puisse être identifié (…). En effet, lorsque le marché en aval concerné est encore en développement ou évolue rapidement et que, par conséquent, son étendue n’est pas complètement définie à la date à laquelle l’entreprise en position dominante met en œuvre le comportement prétendument abusif, il suffit que l’autorité de la concurrence identifie ce marché, même s’il n’est que potentiel ».
Source : CJUE 25 février 2025 Affaire C‑233/23 : Google LLC – Enel X