CONTACT

Fondement d’une action résultant du non-respect d’une licence de logiciel : une solution désormais établie

04 avril 2024 | Derriennic Associés|

Par un arrêt en date du 14 février 2024 (n°22/18071[1]), la Cour d’appel de Paris est venue confirmer la fin d’une saga sur la question du fondement juridique à une action en réparation du préjudice résultant du non-respect des termes d’une licence logicielle. C’est arrêt est également intéressant en ce qu’il contient des développements complets sur la caractérisation des actes de contrefaçon d’une licence libre GNU-GPL.

Dans les faits, la société Entr’Ouvert (le titulaire des droits) souhaite être indemnisée, sur le fondement de l’action en contrefaçon, du préjudice résultant de la violation du contrat de licence par la société Orange (le licencié). En effet, cette dernière aurait, sans autorisation du titulaire des droits, procédé à la modification puis à la distribution du logiciel en violation des droits patrimoniaux et moraux de la société Entr’Ouvert.

La question de droit à laquelle la cour d’appel devait répondre était la suivante : en cas de violation des termes d’un contrat de licence logiciel, le titulaire des droits est-il recevable à agir contre le licencié sur le fondement de la contrefaçon ? 

Pour comprendre cette question, il convient de revenir sur une règle essentielle du droit de la responsabilité : le principe de non-option. Ce principe refuse à ce que le créancier d’une obligation contractuelle puisse se prévaloir, contre le débiteur de cette obligation, des règles de la responsabilité délictuelle.

Appliquée à la licence logicielle, cela revenait à dire que le licencié qui ne respecte pas les termes du contrat de licence, pouvait voir sa responsabilité engagée sur le fondement de la responsabilité contractuelle (manquement à une obligation du contrat) mais non sur celui de la responsabilité délictuelle (action en contrefaçon) en raison du lien contractuel existant.

Toutefois, la difficulté réside dans le fait que l’action sur le fondement de la contrefaçon est plus favorable pour le titulaire des droits que l’action sur le fondement de la responsabilité contractuelle. En effet, la directive 2004/48 relative au respect des droits de propriété intellectuelle[2] énonce des garanties au titulaire des droits, incorporées à l’article L. 331-1-3 du CPI portant, notamment, sur le recours à la saisie-contrefaçon et sur des modalités de calcul des dommages-intérêts plus favorables pour ce dernier (déplafonnement de la responsabilité et prix public dans le calcul du préjudice).

La question de l’application du principe de non-cumul à la propriété intellectuelle avait déjà été soulevée, dans le cadre d’un autre litige, devant la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE). La CJUE avait indiqué, par une décision du 18 décembre 2019[3], que le titulaire des droits sur un logiciel devait, en tout état de cause, pouvoir bénéficier des garanties prévues par cette dernière, la cour renvoyant alors à la compétence des Etats Membres. 

Néanmoins, par un premier arrêt en date du 19 mars 2021[4], rendu dans le cadre du litige opposant les sociétés Entr’Ouvert et Orange, la cour d’appel de Paris avait estimé, en faisant une application stricte du principe de non-option des responsabilités, que le fondement approprié pour agir en cas non de respect des termes du contrat de licence devait être contractuel. L’action en contrefaçon étant ainsi irrecevable, la société Entr’Ouvert s’est pourvue en cassation.

Par un arrêt en date du 5 octobre 2022[5], la Cour de cassation, reprenant le raisonnement de la CJUE, a relevé que le titulaire des droits devait pouvoir bénéficier des garanties prévues par la directive 2004/48, indépendamment des règles nationales de responsabilité applicables. L’action sur le fondement contractuel ne permettant pas au titulaire de droit de bénéficier de ces garanties, la Cour de cassation a cassé l’arrêt du 19 mars 2021 et renvoyé l’affaire devant la Cour d’appel autrement composée.

C’est dans ce contexte que la cour d’appel était amenée à statuer à nouveau sur le litige entre les deux sociétés. Par un raisonnement clair et motivé, la juridiction du second degré applique la portée de la décision de cassation et retient la recevabilité de l’action en contrefaçon de la société Entr’Ouvert. D’ailleurs, la cour d’appel de Paris avait déjà appliqué la solution de la Cour de cassation dans le cadre d’un autre litige, par un arrêt du 8 décembre 2023[6]. [LT1] 

Dans un second temps, la cour d’appel s’intéresse à l’originalité du logiciel pour, enfin, venir caractériser les actes de contrefaçon perpétrés par la société Orange.

S’agissant de l’originalité, la cour d’appel relève que le logiciel de la société Entr’Ouvert est le résultat de nombreux choix créatifs et arbitraires (absence de couche transport dans la bibliothèque, définition d’une bibliothèque interne de macro pour systématiser la gestion d’erreur et pour la gestion mémoire…). Aussi, la cour d’appel constate que cette solution s’implémente facilement et rapidement dans une application, à la différence d’autres logiciels.

S’agissant de la contrefaçon, l’arrêt de la cour d’appel contient des développements particulièrement complets sur la caractérisation des actes de contrefaçon en présence d’une licence libre GNU-GPL.

La cour s’interroge d’abord sur la violation, par la société Orange, de l’article 2 de la licence. Cet article encadre l’exercice du droit reconnu au licencié de modifier, copier et distribuer le programme sous licence GNU-GPL en énonçant que tout ouvrage qui, en totalité ou en partie, contient ou est fondé sur ce programme doit être concédé comme un tout, à titre gratuit. Pourtant, la société Orange a concédé à titre onéreux sa plateforme à l’Etat, qui était ici le client final, alors même que le fonctionnement de celle-ci reposait principalement sur le programme objet de la licence libre GNU-GPL. De ce constat, la cour relève que la société Entr’Ouvert est fondée à se prévaloir d’une violation de cet article 2.

Par ailleurs, la cour relève que la société Orange a violé les articles 4 et 10 du contrat de licence en procédant, sans autorisation de l’auteur, à la modification, à la distribution et à l’intégration du logiciel dans des programmes dont les conditions de distribution sont différentes de la présente licence.

Enfin, la cour d’appel reconnaît une violation du droit moral de l’auteur sur le logiciel en raison de la distribution de la plateforme de la société Orange sous son seul et unique nom, dissimulant le rôle de la société Entr’Ouvert auprès de l’utilisateur final.

La société Orange est ainsi condamnée à verser à la société Entr’Ouvert près de 800.000 euros de dommages et intérêts. 

[1] Cour d’appel de Paris, Pôle 5 chambre 1, 14 février 2024, n° 22/18071

[2] Directive 2004/48/ce du parlement européen et du conseil du 29 avril 2004

[3] CJUE, 18 décembre 2019, IT Development SAS / Free Mobile SAS, affaire C-666/18

[4] Cour d’appel de Paris, 19 mars 2021, Entre’ouvert / Orange, RG n°19/17493

[5] Cass. civ. 1, 05 octobre 2022, n° 21-15.386

[6] Cour d’appel de Paris, 8 décembre 2023, RG n° 21/19696

Source : Cour d’appel de Paris, Pôle 5 chambre 1, 14 février 2024, n° 22/18071