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La suppression de l’accès à un logiciel, dans un contexte de différend commercial, peut constituer un acte de rétorsion de nature à justifier des mesures d’urgence

21 juillet 2022 | Derriennic Associés|

Dans le cadre de négociations commerciales (et notamment en période de renouvellement de licences), il n’est pas rare de voir des éditeurs faire pression sur leurs clients – et notamment suite à un audit de conformité souvent considéré par les clients comme opportuniste – en coupant (ou en menaçant de couper) les accès aux logiciels. Dans une configuration bien différente, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence a rendu une décision qui pourrait malgré tout s’appliquer au cas de figure visé ci-avant.

En l’espèce, une société avait cédé à une autre la totalité des actions de deux autres sociétés (EPC et CMP), moyennant le versement (i) d’un premier paiement de 200.000 euros devant intervenir une fois que l’acheteur aurait pris le contrôle bancaire des sociétés, (ii) puis d’un second, de 850.000 euros, après obtention d’un prêt. L’acheteur a finalement invoqué un certain nombre de difficultés justifiant, selon lui, le nom versement des sommes précitées :

  • impossibilité de prendre le contrôle bancaire des sociétés (en raison du défaut de communication des identifiants) ;
  • anomalies de gestion ;
  • la coupure, après l’acte de vente, des accès au logiciel Lucy qui sous-tendait l’activité des sociétés cédées (logiciel gérant à la fois le suivi des chantiers, la comptabilité, la gestion des commandes et les relations clients).

Le 13 décembre 2021, le vendeur l’a donc assignée devant le Tribunal de commerce de Salon de Provence afin d’obtenir, en référé, paiement desdites sommes. Par ordonnance en date du 12 janvier 2022 le juge des référés du Tribunal de commerce de Salon-de-Provence :

  • s’est déclaré incompétent pour se prononcer sur le versement des sommes, soulevant l’existence d’une contestation sérieuse ;
  • a condamné, sous astreinte, le vendeur à restituer l’accès aux informations permettant d’utiliser le logiciel (identifiants, clés de cryptage, documentation etc.), en raison du trouble que cette suspension des accès générait.

Le vendeur a fait appel, invoquant le fait qu’il n’existait pas de contestation sérieuse sur l’exigibilité des sommes et qu’il n’avait jamais été question que le logiciel incriminé fasse partie des actifs cédés, si bien qu’il n’y’avait, selon lui, aucune motif valable pour le condamner à communiquer les éléments relatifs audit logiciel. De son côté l’acheteur, sur le point précis de la coupure d’accès au logiciel :

  • rappelait que dans un 1er temps, l’accès au logiciel lui a été fourni mais lui avait été retiré lorsque des tensions étaient apparues durant le processus de vente (révélation des anomalies de gestion etc.) ;
  • précisait que le dirigeant des sociétés vendues avait déclaré, dans l’acte de cession, n’être propriétaire d’aucun droit de PI nécessaire à l’activité commerciale des sociétés ;
  • faisait enfin état du préjudice particulièrement important que générait cette coupure de services, aussi bien sur le plan de la santé financière des sociétés cédées, que sur l’atteinte à leur image de marque.

Au visa des articles 872 et 873 du Code de procédure civile (qui permettent, pour mémoire, lorsqu’un litige l’exige, qu’une solution, au moins provisoire, soit prise dans l’urgence par le juge), la Cour d’appel a d’abord rappelé qu’il existait un danger imminent d’atteinte à la pérennité des sociétés vendues, résultant de la suppression de l’accès au progiciel Lucy.

La Cour relève tout particulièrement que le logiciel a d’abord été mis à la disposition de l’acheteur puis que les accès ont été coupés dans une volonté manifestement coercitive, notamment à la lecture d’un mail plutôt révélateur, adressé par le vendeur à l’acheteur : « ERREUR DE REGLEMENT : cher Fran21, sauf erreur de notre part, vous avez oublié de nous régler la somme de 1.050.000 euros et votre accès a été bloqué. Merci de bien vouloir justifier du règlement (CB, chèque ou espèces) afin de profiter de nouveau de LUCY ».

Et la Cour précise : « Dès lors, la suppression de l’accès au logiciel Lucy, dans un contexte de différend commercial, apparaît manifestement comme un acte de rétorsion, susceptible de générer un dommage imminent quant à la poursuite de l’activité d’une société, privée de ses moyens de fonctionnement, ou à tout le moins ralentie dans son activité ». La Cour confirme donc l’ordonnance rendue par le Tribunal de commerce de Salon-de-Provence en précisant qu’elle n’allouait pas les dommages-intérêts sollicités par le vendeur (en prenant soin de préciser que c’est seulement par cela outrepassait ses compétences en matière de référé).

Nul doute que la formulation particulièrement ouverte de cette solution permettra de la rendre transposable aux contentieux dans lesquels des éditeurs invoquent, vis-à-vis de leur client qu’ils savent en situation de dépendance économique et technologique, la menace d’une coupure de services comme un levier de pression dans les négociations commerciales.

Source : Cour d’appel d’Aix-en-Provence, Chambre 3, 23 juin 2022, n° 22/00595