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L’éditeur confronté au droit à l’oubli numérique

02 mai 2015 | Alexandre FIEVEE|

Le «droit à l’oubli numérique», consacré en mai 2014 par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), a très vite été rebaptisé «droit au déréférencement». La raison est simple : ce droit était invoqué systématiquement à l’encontre des moteurs de recherche et ce, dans l’espoir d’obtenir le déréférencement d’un contenu publié par un site tiers. Pour la première fois en France, en mars dernier, le « droit à l’oubli numérique » a été invoqué à l’encontre d’un éditeur de site web (voir décision p.198). Retour sur cette affaire.

Constatant qu’un article publié en 2011 sur le site internet 20minutes.fr – faisant état d’une affaire dans laquelle il avait été accusé de viol d’une stagiaire – était toujours accessible lorsqu’on tape son nom sur les moteurs de recherche, Monsieur R. P. avait sollicité du directeur de publication de 20 Minutes l’insertion d’un droit de réponse. Il précisait, toutefois, que cette demande deviendrait sans objet si 20 Minutes acceptait de supprimer l’article en question. Le 1er décembre 2014, 20 Minutes mettait en ligne un article intitulé : « Un cavalier accusé de viol a bénéficié d’un non-lieu », rédigeait dans les termes suivants : « R.P., 35 ans (…) et cavalier de niveau international soupçonné d’être impliqué dans le viol d’une stagiaire avec un autre homme lors d’une soirée dans L’Ecurie aux Essarts-le-Roi, a bénéficié d’un non-lieu dans cette affaire prononcée par la Chambre de l’instruction de Versailles le 13 juin 2014 ». Jugeant cette mise à jour non satisfaisante, Monsieur R.P. a assigné à heure indiquée la SAS 20 Minutes France sur le fondement notamment des articles 809 du code de procédure civile et 38 de la loi n°78-17 du 6 janvier 1978 et ce, aux fins d’obtenir la condamnation de la SAS 20 Minutes France à supprimer le second article. Cette demande a été rejetée, par une ordonnance de référé du 23 mars 2015, par le président du tribunal de grande instance de Paris, en raison de l’absence de « trouble manifestement illicite ». En application de l’article 809 alinéa 1 du code de procédure civile, « le président peut toujours, même en présence d’une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite ». La question se posait donc de savoir si Monsieur R.P. avait, en application de l’article 38 de la loi du 6 janvier 1978, des « motifs légitimes » pour s’opposer au traitement de ses données réalisé par la SAS 20 Minutes dans le cadre de la publication de l’article litigieux, dont le maintien en ligne caractériserait un « trouble manifestement illicite ». Selon le demandeur, le motif légitime était constitué par l’atteinte portée par la diffusion de l’article à son honneur et sa réputation. Il fallait donc appliquer le droit à l’oubli s’agissant d’une mise en examen de 2010, l’affaire n’étant plus d’actualité en raison de la décision de non-lieu du 13 juin 2014 et les informations publiées n’ayant plus d’intérêt pour le public. Pour considérer qu’il n’y avait pas de trouble manifestement illicite, le président du tribunal a retenu que « le traitement des données litigieuses [était] manifestement nécessaire à la réalisation de l’inté- rêt légitime de l’éditeur de l’organe de presse » et qu’ « aucun abus à la liberté de la presse telle que réglementée par la loi du 29 juillet 1881 qui en fixe les limite n’est établi ». En effet, selon lui, le traitement en question, « en ce que sont rapportés l’âge et la profession de l’intéressé et le fait qu’il ait été impliqué dans une procédure pénale, a été réalisée par l’éditeur du journal d’information 20minutes publié sur le site internet www.20minutes.fr, à la seule fin de compléter l’information parue en 2011, en précisant que la procédure engagée s’est terminée par une décision de non-lieu ». Le président a ajouté que : « si l’article visait ces mêmes éléments, c’est d’évidence dans la relation qui était faite d’une procédure pénale – enquête et instruction – répondant à un intérêt légitime tant en ce que l’information portant sur le fonctionnement de la justice et le traitement des affaires d’atteintes graves aux personnes qu’en ce qu’elle visait une personne exerçant une profession faisant appel au public et encadrant une activité proposée notamment à des enfants ».

LE FONDEMENT DU DROIT D’OPPOSITION

Cette ordonnance appelle deux observations. La première, c’est la confirmation que, sur le fondement de l’article 38 de la loi n°78-17 du 6 janvier 1978, il est parfaitement possible de demander et, le cas échéant, d’obtenir la condamnation d’un éditeur à la suppression d’un contenu qu’il a publié. En effet, il convient de relever que la CJUE a consacré le droit à l’oubli numérique, dans une affaire dans laquelle il était demandé à un moteur de recherche de procéder au déréférencement d’un article. La CJUE s’était prononcée notamment dans les termes suivants : « eu égard à la sensibilité des informations contenues dans [les] annonces pour la vie privée de ladite personne et au fait que leur publication initiale avait été effectuée 16 ans auparavant, la personne concernée justifie d’un droit à ce que ces informations ne soient plus liées à son nom moyen dans une telle liste [de résultats] ». Par conséquent, et compte tenu du fait qu’il n’existait pas, selon la Cour, de « raison particulière justifiant un intérêt prépondérant du public à avoir, dans le cadre d’une telle recherche, accès à ces informations », la personne s’était vue reconnaître, en application notamment de l’article 14 de la directive 95/46/CE, le droit d’exiger la suppression des liens de la liste de résultats du moteur de recherche concerné. Il était donc légitime de s’interroger sur la possibilité ou non de transposer ce raisonnement dans un contexte dans lequel le mis en cause ne serait pas un moteur de recherche, mais un éditeur. L’ordonnance susvisée donne des éléments de réponse. En effet, la SAS 20 Minutes soutenait que la suppression d’un article est une restriction à la liberté de la presse, qui ne peut être justifiée par l’exercice du droit d’opposition de la personne concernée par l’article en cause. Le président du tribunal ne suit pas cette analyse, considérant que c’est parce que le traitement en question est nécessaire à l’intérêt légitime de l’éditeur que la demande de suppression doit être rejetée. En d’autres termes, si le traitement n’avait pas présenté cette caracté- ristique, une demande de suppression, fondée sur le droit d’opposition, aurait très bien pu prospérer.

INTÉRÊT LÉGITIME

La seconde observation, c’est que le président du tribunal n’a pas recherché à savoir si le demandeur avait un motif légitime à la suppression de l’article en cause. Il s’est contenté d’indiquer que l’éditeur avait un intérêt légitime à réaliser un tel traitement dans le cadre de la publication dudit article et qu’aucun abus à la liberté de la presse n’avait pu être constaté. Or, en application de l’article 14 de la directive 95/46/CE sur lequel se fonde la juridiction des référés, il est indiqué que la personne concernée a le droit de « s’opposer à tout moment, pour des raisons prépondérantes et légitimes tant à sa situation particulière, à ce que des données la concernant fasse l’objet d’un traitement » et ce, quand bien même ce traitement serait « nécessaire à la réalisation de l’intérêt légitime poursuivi par le responsable du traitement ». Le juge aurait donc dû, après avoir constaté que le traitement réalisé par la SAS 20 Minutes était parfaitement légitime, se prononcer sur le caractère légitime des motifs invoqués par le demandeur. En tout état de cause, il semble que la solution aurait été identique. En effet, au regard des critères communs qui ont été adoptés par le Groupe de l’Article 29 (ci-après le « G29 »), il ne semble pas que Monsieur R.P. aurait pu se prévaloir d’un motif légitime pour justifier sa demande de suppression. Tout d’abord, il convient de relever que les données n’étaient pas inexactes et ne semblaient pas excessives, puisque l’auteur de l’article se contentait de faire un lien avec un article plus ancien, lequel faisait état d’un fait divers avéré. Le contenu n’était, par ailleurs, pas sujet à discussion sur le plan de sa licéité (ni diffamatoire, ni injurieux, ni attentatoire à la vie privée). Ensuite, il faut reconnaître que l’information était toujours d’actualité. Elle l’était d’autant plus que l’article en cause était le résultat de la sollicitation par Monsieur R.P. de son droit de réponse… Celui-ci n’avait donc pas de motif légitime à contester la publication de cet article. De surcroît et à en croire la CJUE, qui a consacré le « droit à l’oubli numé- rique » par un arrêt du 13 mai 2014, un tel droit doit toujours être appré- cié au regard de l’intérêt du public à avoir accès à l’information litigieuse. Or, cet intérêt sera plus fort si l’information en cause porte sur une personne qui joue un rôle dans la vie publique, c’est-à-dire, selon le G29, une personne qui en raison de ses fonctions et/ou engagements, dispose d’une certaine exposition médiatique (« figure publique »). En l’espèce, il est légitime de se demander si Monsieur R.P. pouvait ou non être considéré, eu égard à son niveau international comme cavalier, comme une personne jouant un rôle dans la vie publique, ce qui de facto aurait réduit sensiblement ses chances de succès. Cet élément ne semble pas avoir été pris en considération par le président du tribunal. Selon lui, cet intérêt du public à avoir accès à l’information résultait principalement du fait que Monsieur R.P. exerce une profession d’encadrement proposée à des enfants. En d’autres termes, le traitement des données relatives à Monsieur R.P. était nécessaire à la réalisation de l’intérêt légitime de la SAS 20minutes, qui était d’informer le public et cela suffisait à écarter la demande fondée sur le droit à l’oubli numérique…

Alexandre FIEVEE

DERRIENNIC ASSOCIES