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Loi sur le renseignement : une atteinte aux libertés individuelles inquiétante

23 avril 2015 | François-Pierre LANI| Les echos

Le 19 avril, le Président de la république annonçait qu’il saisira le Conseil constitutionnel pour l’examen de la loi relative au renseignement. Alors que le projet de loi sera voté par l’Assemblée nationale le 5 mai, les inquiétudes demeurent quant aux principales mesures prévues par le texte.
Pour rappel, ce projet de loi entend encadrer les activités des services de renseignement par la création d’une partie unique du code de la sécurité intérieure consacrée aux écoutes administratives (les «interceptions de sécurité»), aux accès administratifs aux données de connexion conservées par les opérateurs et aux techniques de géolocalisation en temps réel.

Il s’agit pourtant d’une véritable réforme, tant sur l’effectivité du contrôle que sur l’étendue des finalités et des moyens légaux dont disposeront désormais les services de l’Etat. Ce projet suscite la critique : il porte atteinte à la séparation des pouvoirs et au monopole de l’autorité judiciaire pour la sauvegarde des libertés individuelles.

Carences du contrôle indépendant

L’autorisation des mesures de renseignement se fait sous l’autorité du Premier ministre, en règle générale après avis d’une commission administrative (la CNCTR qui remplace la CNCIS). La mise en oeuvre de ces mesures peut faire l’objet d’un recours devant le Conseil d’Etat, mais dans certaines conditions bien strictes.
On déplore surtout l’absence d’encadrement par l’autorité judiciaire, pourtant indispensable à la sauvegarde des libertés individuelles.

Absence du contrôle de l’autorité judiciaire

Le projet de loi ne prévoit aucun contrôle de l’autorité judiciaire sur les autorisations des techniques de surveillance demandées par les services de renseignement.

Le Gouvernement justifie ce choix par la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui limite l’exclusivité du contrôle de l’autorité judiciaire aux libertés individuelles stricto sensu de l’article 66 de la Constitution. Ainsi, selon les partisans du projet de loi, l’atteinte aux principes constitutionnels d’inviolabilité du domicile et des correspondances, le droit au respect de la vie privée et la liberté d’aller et venir ne justifierait pas l’intervention du juge judiciaire.

Considérant l’impact et le caractère hautement intrusif des mesures de renseignement, notamment eu égard à l’importance prise par l’utilisation des réseaux dans la vie de tous les jours, il semble pourtant que l’intervention du juge soit nécessaire et incontournable à la sauvegarde des libertés individuelles.

Il convient ainsi de définir un régime légal cohérent et protecteur des libertés fondamentales pour les activités de renseignement. L’Ordre des avocats de Paris plaide pour un régime unique d’encadrement des interceptions et demande l’intervention du juge, pour contrôler, autoriser et sanctionner.

En lieu et place d’un tel contrôle, le projet de loi prévoit de reposer sur une commission pour remplacer la CNCIS dont le manque de moyens est régulièrement déploré par son actuel président. Mais l’effectivité du contrôle de cette nouvelle commission, la CNCTR, ne fait pas l’unanimité.

En tout état de cause, les quelques amendements apportés au texte lors des débats à l’Assemblée nationale n’ont pas adressé les carences majeures du contrôle prévu par le projet de loi du Gouvernement.

Le faible contrôle de la CNCTR

D’une part, le projet de loi ne permet pas à la CNCTR d’exercer un contrôle suffisant des mesures de renseignement, pendant ou a posteriori comme le déplorait son président dans un entretien.

D’autre part, les avis de la CNCTR sur les demandes d’autorisation adressées au Premier ministre peuvent être rendus par son président uniquement. Ainsi son caractère collégial n’est pas assuré.

Mais surtout, le contrôle de la CNCTR est amoindri par la multiplication des dérogations de procédure notamment la création de deux procédures d’urgence dispensées de la nécessité d’avis a priori de la CNCTR.

En cas de doute sur la légalité des mesures de renseignement, la CNCTR pourra, si elle n’est pas entendue par le Premier ministre, saisir le Conseil d’Etat.

Les limites du recours a posteriori au Conseil d’Etat

Le Conseil d’Etat pourra en effet être saisi suivant une procédure spéciale aménageant le principe du contradictoire et de publicité des débats afin de sauvegarder le secret défense.
Il pourra être saisi:
• par la CNCTR
• par toute personne ayant un intérêt direct et personnel
• par toute juridiction administrative ou judiciaire saisie d’un litige dont la solution dépend de l’examen de la légalité des techniques de renseignement mettant en cause le secret défense. Il s’agira d’une saisie préjudicielle avec un délai pour statuer d’un mois.
Il est surprenant que la capacité à agir aux associations de défense des droits ne soit pas comprise.

L’insuffisante sauvegarde du secret professionnel

Comme le cadre législatif actuel des accès et interceptions administratives, le projet de loi échoue à mettre en place des garde-fous efficaces concernant les personnes dépositaires d’un secret professionnel comme les avocats ou les journalistes, ce qui contraste grandement avec les mesures encadrées par le code de procédure pénale.
Or, ces manquements sont d’autant plus graves que les techniques de renseignement prévues peuvent s’avérer plus intrusives encore que des mesures de perquisition par exemple.

Elargissement des mesures et techniques de renseignement (articles 1, 2 et 3 du projet)

D’inspiration anglo-saxonne, le projet de loi fait l’objet de vives critiques par l’extension des finalités déjà très vastes, des moyens mis en oeuvre et de la liste des services pouvant être autorisés pour le recueil de renseignement (notamment DGSE, DSPD et DRM, DGSI, Tracfin et DNRED, mais la liste pourra être allongée par décret).

En effet, tandis que la lutte contre le terrorisme est mise en avant, les techniques de renseignement pourront être mises en oeuvre pour des finalités complètement étrangères au terrorisme.

Parmi les techniques de renseignement retenues, certaines innovent dans l’intrusion majeure qu’elles constituent dans la vie privée des personnes qui en font l’objet. (Voir ci-dessous). A cet égard, la CNIL a émis de nombreuses critiques du projet.

Enfin, il faut noter que le projet de loi définit des durées de conservation des données accédées ou des renseignements recueillis à partir de ces données particulièrement généreux.

Par exemple, les données techniques de connexion pourront être conservées 5 ans (contre 3 auparavant) et les renseignements recueillis ne sont détruits que lorsqu’ils ne servent plus la finalité qui les a motivés. On note également que pour les données ou les correspondances chiffrées, les délais ne courent pas pour les besoins de l’analyse technique ce qui signifie que ces données, et les métadonnées associées, pourront être gardées indéfiniment jusqu’à ce que les techniques de déchiffrement prennent le dessus.

L’arsenal des techniques de renseignement.

Les articles 2 et 3 du projet de loi consacreraient un titre V du livre VIII du code de la sécurité intérieure aux techniques de recueil du renseignement.

1. Les accès aux données techniques de connexion et de localisation: Les techniques dont disposent les services sont élargies, notamment pour les besoins de la prévention du terrorisme la possibilité d’imposer aux opérateurs la mise en oeuvre sur leurs réseaux d’un «dispositif destiné à révéler, sur la seule base de traitements automatisés […], une menace terroriste» (nouvel article L. 851-4 du CSI). Les opposants au projet parlent de «surveillance algorithmique» ou de «boîtes noires chez les opérateurs».
Par ailleurs, le projet de loi prévoit de nouvelles sanctions contre les intermédiaires techniques, ayant pour objectif de forcer leur coopération notamment pour la mise en oeuvre de mesures destinées à contourner le chiffrement, contribuant ainsi à affaiblir la sécurité informatique de tous.
L’utilisation d’un dispositif technique permettant la localisation en temps réel d’une personne, d’un véhicule ou d’un objet est désormais possible pour l’ensemble des finalités des techniques de renseignement. En cas d’urgence, l’utilisation d’un tel dispositif n’est pas soumise à une autorisation préalable (n. art. L. 851-6 du CSI).

2. Les interceptions de sécurité concernent également les «personnes appartenant à l’entourage de la personne visée […] susceptibles de jouer un rôle d’intermédiaire, volontaire ou non [ou] de fournir des informations».

3. La localisation, la sonorisation de certains lieux et véhicules, la captation d’images et de données informatiques, permet notamment l’introduction dans des lieux privés et la captation de paroles mêmes prononcées à titre confidentiel.

4. Les mesures de surveillance internationale, auxquelles un régime propre est consacré et précisé par décret en Conseil d’Etat (notamment décret non publié).

Compte-tenu de la procédure d’examen en urgence du Parlement, le projet ne fera l’objet que d’une seule lecture à l’Assemblée nationale et au Sénat. Il est d’ores et déjà impératif de faire part de cette critique et d’exiger la sauvegarde des libertés individuelles.