
Cour de cassation, 3e chambre civile, 11 Septembre 2025 – n° 23-21.882
La troisième chambre civile de la Cour de cassation, dans son arrêt du 11 septembre 2025 rappelle une règle à intégrer pour les chiffrages de préjudice des contentieux IT : l’aléa, même partiel, s’oppose à l’indemnisation du préjudice intégral. Le préjudice résultant de la résiliation anticipée d’un contrat, lorsque celle-ci emporte la disparition d’une éventualité favorable, s’analyse en une perte de chance et sa réparation ne peut être égale à l’avantage qu’aurait procuré cette chance si elle s’était réalisée.
La résiliation anticipée d’un contrat en honoraires de résultat
Constatant des désordres de construction, une société civile immobilière assigne le constructeur et son assureur en responsabilité. Elle s’attache les services d’une société qui gère le sinistre ; cette dernière est rémunérée au résultat, facturant 50% du gain négocié.
La SCI met un terme au contrat avant terme et obtient en direct une indemnisation en transigeant avec les défendeurs.
La société de gestion de sinistre demande réparation de son entier préjudice, causé par la résiliation abusive de la convention, soit le montant total qu’elle aurait perçu en exécution du contrat.
L’indemnisation du préjudice en « gain manqué » par les juges du fond
La cour d’appel de Caen, dans un arrêt du 10 octobre 2023, fait droit à la demande d’indemnisation de la totalité d’un gain manqué, considérant que le préjudice était certain : « il n’existait aucune incertitude ni aléa », ce qui devait conduire « inévitablement » à l’indemnisation du sinistre dommages-ouvrage par l’assureur, puisque ni l’existence des malfaçons ni la garantie décennale n’étaient contestés.
Elle condamne la SCI à payer des dommages-intérêts calculés sur la base de la rémunération totale prévue si le contrat était allé à son terme, soit 50 % de la somme obtenue dans l’accord transactionnel.
La SCI forme un pourvoi arguant que la résiliation avait fait perdre à sa cocontractante une chance de percevoir ses honoraires de résultat, et non la certitude de les obtenir, le montant restant incertain sur son assiette.
La censure : l’aléa chasse le gain manqué
Au visa de l’ancien article 1147 du Code civil et du principe de la réparation intégrale du préjudice (désormais codifié à l’article 1231-2 du Code civil), la Cour de cassation censure l’arrêt.
Elle rappelle que « les dommages-intérêts dus au créancier sont de la perte qu’il a faite et du gain dont il a été privé sans qu’il en résulte pour lui ni perte ni profit ».
En l’espèce les honoraires à percevoir dépendaient d’une éventualité favorable, incertaine à la date de la résiliation, sinon quant au principe du moins quant au quantum, de sorte que le préjudice né de la rupture fautive de la convention s’analysait « en une perte d’une chance qui, mesurée à la chance perdue, ne peut être égale à l’avantage qu’aurait procuré cette chance si elle s’était réalisée. »
L’aléa n’a pas besoin d’être total : il est nécessaire d’exclure l’incertitude, et toute incertitude, comme la Cour l’avait jugé dans un arrêt du 2 février 2022.
La perte de chance au centre des contentieux
L’Assemblée Plénière avait précisé l’office du juge le 27 juin 2025 en matière de perte de chance : même si une partie sollicite la réparation de son entier dommage, le juge peut, sans méconnaitre l’objet du litige, rechercher l’existence d’une perte de chance et ne peut refuser de l’indemniser au seul motif que la victime n’en a pas expressément demandé réparation. La cour précisait alors que le juge devait toutefois inviter les parties à présenter leurs observations sur cette perte de chance.
La Chambre commerciale financière et économique vient de le confirmer, dans un nouvel arrêt (Cour de cassation, Chambre commerciale financière et économique, 24 septembre 2025, n° 24-12.806).
Dans cette affaire, le prestataire informatique est condamné à payer des dommages et intérêts du fait d’un manquement à son obligation de loyauté contractuelle, pour avoir conclu directement avec la cliente de son cocontractant des contrats de maintenance informatique au cours de la mission confiée. La cour d’appel de Versailles avait retenu que le prestataire n’était pas le seul acteur du marché concerné, la demanderesse aurait pu s’adresser à un autre prestataire, ce dont elle déduisait que le préjudice réparable ne pouvait consister qu’en une perte de chance de percevoir la marge brute invoquée. L’arrêt est censuré car les juges du fond n’avaient pas invité les parties à présenter leurs observations sur ce moyen relevé d’office.