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Violations de licences : le droit de la contrefaçon s’applique

05 février 2020 | Derriennic Associés|

La CJUE, Cour de Justice de l’Union Européenne, à travers cet arrêt, était interrogée de la façon suivante : est-ce que la violation des termes d’un contrat de licence de logiciel constitue une contrefaçon ou obéit-elle à un régime juridique distinct, comme le régime de la responsabilité contractuelle de droit commun ?

Pour mémoire, cet arrêt de la CJUE fait directement écho à un arrêt de la Cour d’Appel de Paris du 10 mai 2016 qui opposait l’AFPA et ORACLE : les juges étaient interrogés sur la question suivante : est-ce qu’une inexécution contractuelle relève de la responsabilité délictuelle – à travers une action en contrefaçon, par exemple – ou bien est-ce que cela relève de la responsabilité contractuelle uniquement ?

La Cour d’appel de Paris a condamné ORACLE pour ses pratiques agressives en matière d’audit de licences. En l’espèce, l’AFPA (l’Association nationale pour la formation professionnelle des adultes) utilisait les programmes d’ORACLE depuis 2002. L’intégrateur Sopra avait remporté l’appel d’offres avec la solution ORACLE E-Business Suite. En 2005, SOPRA s’était retiré au profit d’ORACLE qui avait repris l’intégralité des contrats souscrits par l’Afpa. Par la suite, ORACLE souhaitait organiser un audit visant à « passer en revue les droits d’utilisation de ses produits par l’AFPA afin de lui permettre d’obtenir une vision plus claire du niveau d’utilisation des produits ORACLE et partant de leur optimisation ». En raison d’une procédure d’appel d’offres, ORACLE a suspendu l’audit. Toutefois, quelques mois plus tard, ORACLE envoyait son rapport d’audit démontrant une non-conformité contractuelle de l’AFPA. Cette dernière ayant refusé de payer les sommes demandées, ORACLE l’a assignée en contrefaçon pour utilisation non autorisée de son logiciel. Dans son jugement du 6 novembre 2014, le TGI de Paris n’a pas adhéré au raisonnement d’ORACLE : selon le Tribunal, il ne s’agissait pas d’une contrefaçon, mais bien d’un litige portant sur le périmètre du contrat et sur sa bonne ou mauvaise exécution. : « il n’est à aucun moment soutenu que l’Afpa aurait utilisé un logiciel cracké ou implanté seule un logiciel non fourni par la société Sopra Group, ni même que le nombre de licences ne correspondait pas au nombre d’utilisateurs ». La cour d’appel va infirmer le jugement considérant au contraire la demande en contrefaçon recevable. Les sociétés ORACLE Corp., ORACLE International Corp. et ORACLE France sont condamnées à verser 100.000 € à l’AFPA et la même somme à Sopra au titre des dommages-intérêts. Elles doivent également verser 100.000 € à chacune au titre des frais de justice engagés.

La CJUE a donc répondu sans ambiguïté à cette question préjudicielle, dans l’arrêt du 18 décembre 2019, s’appuyant sur la directive du 29 avril 2004 relative au respect de droits de propriété intellectuelle et sur l’article 4 de la directive du 23 avril 2009 concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur.

Dans les faits (différents de ceux de l’affaire AFPA / ORACLE), par un contrat du 25 août 2010, modifié par avenant, IT Development a consenti à Free Mobile, une licence et un contrat de maintenance sur un progiciel dénommé « ClickOnSite », logiciel de gestion de projet centralisé destiné à permettre à Free Mobile d’organiser et de suivre en temps réel l’évolution du déploiement de l’ensemble de ses antennes de radiotéléphonie.

Le prestataire, qui avait des doutes sur le respect par son client des termes du contrat, a fait procéder à une saisie-contrefaçon et fait citer Free Mobile devant le TGI de Paris en contrefaçon de son logiciel et en indemnisation de son préjudice – IT Développement s’étant rendu compte que Free mobile avait apporté au logiciel des modifications, alors que le contrat de licences l’interdisait expressément.

Par un jugement du 6 janvier 2017, le TGI de Paris avait jugé irrecevable les prétentions de IT Development fondées sur le terrain de la contrefaçon : décision qui avait fait l’effet d’un véritable tremblement de terre et fait l’objet de nombreuses critiques. Le TGI de Paris, tout en rappelant le principe général du non-cumul et de non-option des responsabilités délictuelle et contractuelle considérait que : « il existait deux régimes distincts de responsabilité en matière de propriété intellectuelle, l’un délictuel en cas d’atteinte aux droits d’exploitation de l’auteur du logiciel, tels que désignés par la loi, l’autre contractuel en cas d’atteinte à un droit de l’auteur réservé par contrat » et qu’il était « clairement reproché à Free Mobile des manquements à ses obligations contractuelles, relevant d’une action en responsabilité contractuelle, et non pas des faits délictuels de contrefaçon de logiciel. »

Le prestataire a interjeté appel dudit jugement devant la Cour d’appel de Paris en demandant à cette dernière de soumettre à la CJUE une question préjudicielle, d’infirmer le jugement de première instance et de déclarer recevable l’action en contrefaçon qu’elle avait introduite. Elle demandait également de déclarer que les modifications du logiciel effectuées par Free Mobile sont constitutives d’actes de contrefaçon et de le condamner, à titre principal, à 1.440.000 euros en réparation du préjudice subi.

Dans ces conditions, la Cour d’appel de Paris a décidé de surseoir à statuer et de poser à la CJUE, la question préjudicielle suivante :

« Le fait pour un licencié de logiciel de ne pas respecter les termes d’un contrat de licence de logiciel (par expiration d’une période d’essai, dépassement du nombre d’utilisateurs autorisés, ou par modification du code source du logiciel lorsque la licence réserve ce droit au titulaire initial) constitue-t-il :

– une contrefaçon (au sens de la directive [2004/48]) subie par le titulaire du droit d’auteur du logiciel réservé par l’article 4 de la directive [2009/24] concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur

– ou bien peut-il obéir à un régime juridique distinct, comme le régime de la responsabilité contractuelle de droit commun ? »

Ainsi, la Cour rappelle le non-cumul des responsabilités et évoque que la directive de 2009 ne fait pas dépendre la protection du titulaire des droits d’un logiciel de la question de savoir si l’atteinte alléguée relève ou non de la violation de la licence. Le considérant n°15 indique que la transformation du code constitue une atteinte aux droits exclusifs de l’auteur, sans précision quant à l’origine, contractuelle ou autre, de cette atteinte.

Par ailleurs, la Cour estime que la directive de 2004 couvre bien assurément les atteintes résultant d’un manquement à une clause contractuelle d’une licence de logiciel et que le titulaire doit pouvoir bénéficier des garanties prévues par cette directive, d’autant qu’elle ne prescrit pas l’application d’un régime de responsabilité particulier en cas d’atteinte de ces droits.

La Cour rappelle également que la juridiction de renvoi avait indiqué qu’« aucune disposition du droit national relative à la contrefaçon ne dispose expressément que cette dernière peut être invoquée uniquement dans le cas où les parties ne sont pas liées par un contrat. (…) la contrefaçon se définit, dans son acception la plus large, comme étant une atteinte à un droit de propriété intellectuelle, notamment une violation de l’un des droits d’auteur d’un programme d’ordinateur ».

La CJUE considère que : « La violation d’une clause d’un contrat de licence d’un programme d’ordinateur, portant sur des droits de propriété intellectuelle du titulaire des droits d’auteur de ce programme, relève de la notion d’« atteinte aux droits de propriété intellectuelle », au sens de la directive 2004/48, et que, par conséquent, le titulaire doit pouvoir bénéficier des garanties prévues par cette dernière directive, indépendamment du régime de responsabilité applicable selon le droit national ».

On rappellera tout de même que, avant toute action en contrefaçon, l’éditeur doit pouvoir apporter la preuve de l’originalité de son logiciel sous peine d’irrecevabilité et ceci n’est pas chose facile. Il suffit pour s’en convaincre de scruter les décisions du TGI de Paris et de la Cour d’appel de Paris qui consacrent l’originalité d’un logiciel : on cherche, on cherche et l’on n’en trouve pas…