Cour d’appel de Paris, Pôle 1 – chambre 5, ordonnance du 23 décembre 2021, n° 21/18036
Dans le cadre d’un projet d’intégration d’ERP, un client a constaté un certain nombre de dysfonctionnements affectant son système informatique et a donc assigné son prestataire en résolution du contrat ainsi que le prestataire en charge de financer l’investissement (l’arrêt ne le précise pas mais il s’agissait très probablement d’obtenir la caducité de ce contrat de financement).
Le Tribunal de commerce de Paris a, le 13 septembre 2021, ordonné une mesure d’expertise comprenant des chefs de missions relativement classiques, et notamment « décrire les dysfonctionnements qui ont conduit à l’échec du déploiement de l’ERP (…) sur l’ensemble des activités de la SAS X Y Z et en déterminer la ou les causes en fournissant toutes précisions utiles à la détermination par le tribunal des responsabilités éventuelles de chacune des parties dans cet échec ».
Si l’ordonnance ne le spécifiait pas explicitement, il semble néanmoins que, dans l’esprit du juge (ou de l’Expert), la mission impliquait une analyse de la sauvegarde de la solution informatique.
C’est sur ce point bien particulier que le prestataire, sur le fondement de l’article 272 du Code de procédure civile, a assigné l’ensemble des autres parties devant le 1er président de la Cour d’appel afin d’être autorisé à relever appel immédiat du jugement du 13 septembre 2021.
Le prestataire sollicitait que soit écarté du périmètre de l’expertise la sauvegarde de l’ERP (implicitement comprise dans la mission confiée à l’Expert), au motif que ladite sauvegarde aurait été réalisée par le client il y a plus de deux ans (en juillet 2019) et de manière non contradictoire, si bien que, selon lui, rien ne permettait d’attester de l’origine des fichiers sauvegardés, de leur complétude et de l’absence d’altération.
La cour d’appel ne fera pas droit à cette demande et déboutera le prestataire de ses demandes au motif qu’au-delà du fait que la nécessité d’une expertise ne faisait pas débat :
- « rien n’interdit qu’un expert judiciaire puisse examiner un élément ou une pièce non contradictoire, lesquels sont alors soumis à la libre discussion des parties et de l’expert. De surcroît, en l’espèce, écarter d’emblée la sauvegarde litigieuse reviendrait à examiner les dysfonctionnements allégués sur la seule documentation échangée contradictoirement entre les parties puisque le logiciel incriminé n’est plus utilisé par le client » ;
- « L’examen de la sauvegarde apparaît ainsi nécessaire car reflétant l’état du logiciel, objet du litige, le prestataire ayant tout loisir de développer pendant les opérations d’expertise les critiques qu’elle émet sur les conditions de la sauvegarde et la valeur probante de celle-ci, et l’expert d’en tirer toutes conséquences quant à ses avis à donner, étant ajouté qu’il ne s’agit pas du seul élément soumis à l’appréciation de l’expert. Aucune atteinte n’est ainsi portée au respect du contradictoire ou au droit à un procès équitable édicté par l’article 6.1 de la CEDH ».
Cet arrêt est intéressant pour au moins deux raisons :
- Tout d’abord, il semble ouvrir la voie à une certaine forme de souplesse dans l’interprétation des chefs de missions d’une ordonnance. En effet, dans ce type de contentieux, les avocats cherchent généralement à être le plus précis possible sur les chefs de missions qu’ils entendent voir confiés à un Expert. Et réciproquement, certains Experts sont souvent réticents à réaliser des tâches (notamment celle, relativement lourde, d’analyser des sauvegardes d’une solution informatique) si la mission ne le spécifie pas clairement ;
- Ensuite, il fournit des pistes de réflexion intéressantes sur l’articulation entre expertise judiciaire et respect du contradictoire. Si, par principe, l’ensemble des opérations réalisées une fois la mesure d’expertise lancée doivent être réalisées de manière contradictoire (voir notamment sur cette question les arrêts rendus par la 1ere et 2eme chambre civile de la Cour de cassation, le 13 janvier 2005 n°04-12.623 et 1er février 2012 n°10-18.853) il semble donc qu’il puisse être dérogé à ce principe pour les opérations réalisées avant le lancement de l’expertise. Cette souplesse pourrait s’expliquer par le fait qu’il est, en pratique, plus facile pour le prestataire que pour le client d’émettre des réserves sur le contenu de la sauvegarde (puisqu’il dispose généralement lui aussi d’une version de la solution qu’il a réalisé pour le client, ce qui rend donc possible l’ouverture d’un débat contradictoire, en expertise, sur les contours et la fiabilité de la sauvegarde).