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Le nouveau cadre du contentieux de logiciels : exception au principe de non-cumul et approche « méthodique » de l’originalité

04 avril 2024 | |

Par un arrêt en date du 8 décembre 2023 (n°21/19696), la Cour d’appel de Paris confirme la position de la Cour de cassation, exprimée dans un arrêt du 5 octobre 2022. Dans cet arrêt, la Cour de cassation clos la saga jurisprudentielle sur le fondement d’une action résultant du non-respect d’une licence de logiciel, en permettant l’action sur le fondement de la responsabilité contractuelle et délictuelle.

Dans les faits, la société Lundi Matin, société éditrice de logiciels et d’applications mobiles de gestion, s’est rapprochée de la société La Poste pour le développement d’une application, s’appuyant sur des solutions déjà proposées et éditées par la société prestataire Lundi Matin.

Entre 2015 et 2017, la société prestataire a signé plusieurs contrats avec La Poste pour le développement et l’utilisation d’une solution dénommée “Genius”, que La Poste met en ligne le 3 avril 2017, sur la plateforme de téléchargement Play Store de Google.

La société prestataire met alors un terme à sa collaboration avec La Poste, et la met en demeure de lui payer la somme de 236 769 euros au titre des prestations accomplies depuis 6 mois.

Elle reproche notamment à La Poste de ne pas l’avoir nommée dans les crédits de l’application Genius. La société prestataire assigne alors la société La Poste, au principal, en action en contrefaçon de ses droits portant sur deux logiciels qu’elle avait préalablement développés et édités, en concurrence déloyale, et en règlement de ses factures impayées. A titre subsidiaire, elle assigne la société La Poste en violation de ses obligations contractuelles, notamment de son obligation contractuelle de respect du périmètre d’utilisation du logiciel appartenant à la société Lundi Matin (violation de la métrique de licence).

La société La Poste se défendait, en concluant à l’irrecevabilité ou au débouté de la société prestataire, et sollicitait la condamnation de cette dernière pour rupture fautive des pourparlers.

Le jugement de première instance rendu par le Tribunal de Paris le 6 juillet 2021 dit que la société prestataire est recevable à agir en contrefaçon de logiciel sur le fondement délictuel, et rejette alors les fins de non-recevoir soulevées par la société La Poste. Le Tribunal condamne la société La Poste à 145 620 euros en réparation du préjudice patrimonial découlant des actes de contrefaçon de logiciel.

La société prestataire interjette appel de cette décision sur les montants alloués au titre de la contrefaçon de logiciel notamment, considérant que ces derniers ne prennent pas en considération l’atteinte au droit moral, le Tribunal l’ayant débouté de ce chef de préjudice.

Dans cet arrêt du 8 décembre 2023, la Cour d’appel rappelle la mise en œuvre de la condition d’originalité d’un logiciel, et s’exprime également sur le fondement de la contrefaçon dès lors que cette dernière résulte d’une violation des termes d’un contrat.

  1. L’originalité :

La Cour d’appel rappelle que l’originalité d’un logiciel s’apprécie au regard de l’apport intellectuelle propre et de l’effort personnalité de l’auteur dans la conception du logiciel.

En l’espèce, la Cour d’appel conclue à l’originalité du logiciel argué de contrefaçon pour les motifs suivants :

  • La société prestataire “ne se contente pas de décrire les fonctionnalités du programme”
  • Mais elle expose :
    • les choix auxquels elle a procédé dans l’écriture du code et dans la composition ;
    • les raisons des interactions des champs et des tables telles la nomenclature en nommant certains objets de son code source par un nom commerçant par “LM” ou “LMB” (acronyme de Lundi Matin) ;
    • en développant des fonctions spécifiques en décidant de n’avoir qu’un seul attribut dit “hashMap”, en mettant en place un moteur générant des requêtes SQL ;
    • en utilisant exclusivement des objets Java et en choisissant de regrouper certaines informations dans des tables en utilisant le format JSON en plus de les stocker dans leur table respective.

Par cette description très précise, la Cour d’appel affirme que la société Lundi Matin a procédé à des choix, que ce soit dans l’écriture du code ou dans sa composition, qui traduisent de son effort personnalisé de programmateur, et “dépassant la mise en œuvre d’une logique automatique et contraignante”.

  • Le fondement de la responsabilité :

La Cour d’appel rappelle que le principe de non-cumul (ou de non-option) interdit au créancier d’une obligation contractuelle, de se prévaloir contre le débiteur de cette obligation, des règles de la responsabilité délictuelle.

Appliqué aux droits d’auteur sur un logiciel, le principe impliquerait donc que si la société cliente ne respecte pas les termes du contrat conclu avec la société prestataire (et titulaire des droits de propriété intellectuelle) quant à l’utilisation d’une solution arguée de contrefaçon, elle ne peut fonder son action en responsabilité que sur le fondement contractuel, et non délictuel.

Cette position a d’ailleurs été maintenue plusieurs fois, par la jurisprudence parisienne notamment. [LT1] 

Le débat a toutefois été animé par un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne en date du 18 décembre 2019 (n°C-66618) qui s’est exprimé sur l’interprétation de la directive 2004/48[LT2]  relative au respect des droits de propriété intellectuelle, et imposant notamment aux états membres de prévoir des mesures, procédures et réparations nécessaires pour assurer le respect des droits de propriété intellectuelle, ainsi que des dommages et intérêts adaptés au préjudice réellement subi du fait de l’atteinte (article 13 de la Directive 2004/48).

Dans cet arrêt, la CJUE précise que l’interprétation de la directive doit aboutir à ce que le titulaire des droits de propriété intellectuelle doit pouvoir bénéficier des garanties prévues par cette directive, “indépendamment du régime de responsabilité applicable selon le droit national”.

Sur ce point, la Cour d’appel de Paris énonce alors que l’action sur le fondement de la responsabilité contractuelle ne permet pas au titulaire de droits d’auteur sur un logiciel, en cas d’atteinte portée à ses droits, de bénéficier de l’ensemble des garanties prévues par la directive 2004/48.

Elle entérine ainsi une solution déjà acquise par la Cour de cassation[LT3] .

  • Le calcul du préjudice :

Se fondant sur la responsabilité délictuelle, la Cour d’appel prend en considération le tarif de vente public des logiciels contrefaits dans le calcul du préjudice, et fait valoir un taux de marge de 84% du prix de la licence. Elle prend également en considération le nombre de téléchargements de la solution mise en ligne par La Poste ainsi que la durée de l’exploitation litigieuse.

La Cour d’appel confirme alors le jugement de première instance, sauf en ce qu’il a condamné La Poste à la somme de 145 620 euros. La société La Poste est condamnée par la Cour d’appel à la somme de 291 128 euros au profit de la société Lundi Matin, en réparation de son seul préjudice patrimonial du fait des actes de contrefaçon. La Cour d’appel ne reconnaît donc pas une violation du droit moral, pourtant sollicitée par son titulaire, la société Lundi Matin.

Enfin et à la suite de cet arrêt du 8 décembre 2023, la Cour d’appel a pu confirmer, une nouvelle fois, dans un arrêt du 14 février 2024 (n°22/18071[LT4] ), sa position sur le fondement d’une action en contrefaçon dès lors que cette dernière résulte d’une violation des termes d’un contrat.

Elle entérine ainsi la célèbre saga, en prévoyant une exception au principe de non-cumul (de non-option). Désormais, l’action en contrefaçon peut reposer tant sur le fondement de la responsabilité contractuelle, que délictuelle !


Source : Cour d’appel, Paris, Pôle 5, Chambre 2, 8 décembre 2023, n°21/19696