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L’exigence renforcée du devoir d’expertise et de conseil de « l’ensemblier informatique »

04 avril 2024 | Derriennic Associés|

Dans cette affaire, une société exploitant un complexe de loisir (bowling, karting etc.) a fait appel, en 2017, à un prestataire spécialisé dans la refonte des SI et l’intégration de progiciel pour déployer un nouvel ERP.

Dès le mois de mai 2018, le client dénonce de nombreuses difficultés et l’incapacité de l’ERP à fonctionner conformément à ses attentes. Le budget ayant déjà été consommé et dépassé en février 2019, le Client a décidé de retenir une facture.

En réponse, le prestataire a saisi le tribunal de commerce de Nantes afin d’obtenir une provision. Finalement c’est le client qui de manière reconventionnelle, obtient le prononcé d’une expertise judiciaire sur la base de laquelle il assignera au fond son prestataire, réclamant la résolution du contrat et des dommages intérêts.

Par jugement du 2 décembre 2021 le Tribunal de commerce de Nantes a débouté le client de sa demande de résolution, tout en condamnant (i) le prestataire à 55 000 € de dommages et intérêts et (ii) le client à payer la facture de 17 000 €, lequel interjettera appel.

La qualification donnée au prestataire. Dans un arrêt du 12 décembre 2023, la Cour d’appel de Rennes retient, en premier lieu, la terminologie proposée par l’Expert consistant à qualifier le Prestataire « d’ensemblier informatique », lequel se conçoit comme celui qui :

  • Intervient sur toutes les phases du projet depuis l’étude des besoins, jusqu’à la mise en place du logiciel, la mise en production et la maintenance ;
  • Coordonne les développements des différentes parties concernées et de valider que le résultat attendu est atteint.

Au-delà de cette qualification, la Cour rappelle qu’ « en matière de logiciel, considéré comme un produit complexe, le fournisseur a l’obligation de s’assurer qu’il réponde aux besoins de son client qu’il aura analysés. Son obligation de délivrance ne pourra être considérée comme parfaitement et définitivement exécutée que si le logiciel a été installé, testé et mis en production, avec pour terme de ce processus une recette contradictoire attestant qu’il répond aux besoins du client ».

Rappel des exigences en matière de recette. Forte de ce constat, la Cour rappelle les exigences du prestataire en matière de recette précisant qu’il lui incombe de réaliser un recettage de chaque étape et/ ou module. La Cour valide la position de l’Expert à savoir que : « si des recettes isolées ont été réalisées, le prestataire ne rapporte pas la preuve d’une démarche d’intégration de bout en bout permettant de valider le fonctionnement dans son environnement réel ».

La Cour rappelle que cette démarche de recette de bout en bout, impliquant de tester les interactions entre les différents modules (les siens et ceux d’intervenants tiers, en l’espèce, également mobilisés sur le projet d’intégration), est justement le rôle de l’ensemblier informatique, lequel est « chargé de coordonner les développements des différentes parties concernées et de valider que le résultat attendu est atteint. Cette validation devrait être réalisée sur la base d’un cahier de recette agréé par les parties ».

S’agissant des désordres, la Cour retient la persistance de plus de 152 désordres et chiffre le coût de l’encadrement du projet par un nouveau maitre d’œuvre à au moins 100 000 €. Elle précise que les désordres empêchent l’exploitation du client, recevant du public, de fonctionner correctement et le contraignent à maintenir des procédés désuets, faute de pouvoir mettre en place d’autres solutions compatibles avec l’ERP litigieux.

S’agissant du traditionnel manquement au devoir de collaboration, invoqué par le prestataire, la Cour a estimé que le celui-ci n’établissait pas que le Client n’aurait pas réagi à ses demandes d’arbitrages et qu’il ne justifiait d’aucun mail de relance. La Cour relève en outre que le Client était proactif, participait au comité et payait les factures et qu’en définitive le Prestataire s’était engagé en sa qualité d’ensemblier, à être le point de contact avec les autres intervenants, et était donc responsable de les solliciter.

Sur l’absence de transmission par le Client d’un besoin suffisamment clair, la Cour relève que :

  • C’est au prestataire de conseiller son client sur le produit adapté à son fonctionnement en tenant compte de ses contraintes, son périmètre d’intervention et l’existence éventuelle d’autres éditeurs ;
  • En l’espèce, le prestataire n’a pas réclamé un véritable cahier des charges au moment de l’offre et n’a pas sollicité de précision lors des différents comités, ce qui constitue une omission coupable de sa part, eu égard à la complexité du projet.

Concernant le retard, il est admis que des délais prévus dans un projet aussi lourd ne puissent être respectés en raison des aléas, mais en l’espèce, un retard d’une année n’est pas concevable alors que les factures étaient encaissées pour plus de 200 000 euros. Ce retard ne peut être occasionné par les seules difficultés d’adaptation de l’ERP avec les logiciels tiers existant, contrairement aux affirmations du Prestataire qui était pourtant chargée des relations avec les deux éditeurs tiers.

La Cour ne suit pas le raisonnement de l’Expert consistant à dire que le Client avait « accepté » les dépassements de délais, rappelant que celui-ci n’avait, de toute façon, que peu de marge d’intervention dans un domaine qu’il ne maitrisait pas.

Conclusion. Considérant que le Client ne dispose pas d’une solution lui permettant de faire fonctionner de façon fluide son activité, la Cour prononce la résolution du contrat et condamne le prestataire au remboursement de 277 000 € de factures.

Elle rejette en revanche, la demande de dommages-intérêts du client (faute d’élément permettant de matérialiser le quantum) mais alloue malgré tout 15 000 € (sur les 30 000 € sollicités) au titre de la mobilisation en pure perte des équipes.

La Cour d’appel de Rennes s’inscrit donc à contrario du Tribunal de commerce qui avait refusé de prononcer la résolution du Contrat et avait prononcé 55 000 € de dommages-intérêts et vient rappeler l’exigence renforcée du devoir d’expertise et de conseil de « l’ensemblier informatique » dans un projet complexe.

Source : Cour d’appel, Rennes, 3e chambre commerciale, 12 Décembre 2023 – n° 22/00275