
La Haute juridiction, par deux arrêts importants publiés au Bulletin, vient préciser le pouvoir du juge lorsque la victime d’un dommage forme une demande indemnitaire : même si elle sollicite la réparation de son entier dommage, le juge peut, sans méconnaitre l’objet du litige, rechercher l’existence d’une perte de chance et ne peut refuser de l’indemniser au seul motif que la victime n’en a pas expressément demandé réparation.
Deux affaires de responsabilité civile, une délictuelle, l’autre contractuelle
Dans la première affaire, l’acquéreur d’un bien immobilier recherchait la responsabilité du notaire qui avait réalisé la vente pour manquement à son obligation de conseil, n’ayant pas été informé de certaines contraintes qui empêchaient la réalisation de son projet.
Dans la seconde affaire, une société ayant licencié un salarié, condamnée à lui verser une somme au titre la clause de non-concurrence qui le liait, reprochait à son avocat de l’avoir mal informé concernant la possibilité de libérer le salarié de cette clause.
Dans les deux cas :
- le manquement du professionnel à son obligation d’information et de conseil était admis,
- les cours d’appel (respectivement Limoges et Versailles) avaient refusé d’indemniser le préjudice dont elles constataient l’existence car la demande d’indemnisation relevait d’une perte de chance qui n’était pas expressément invoquée par la société victime.
Deux solutions identiques
Pour la cour de cassation, dans des termes parfaitement identiques dans les deux affaires, aux visas et termes :
- de l’article 4 du code de procédure civile, l’objet du litige est déterminé par les prétentions respectives des parties ;
- de l’article 5 du code de procédure civile, le juge doit se prononcer sur tout ce qui est demandé.
- de l’article 1382 (devenu 1240) et de l’article 1147 du code civil : caractérise une perte de chance réparable la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable.
- de l’article 4 du code civil le juge ne peut refuser de réparer un dommage dont il a constaté l’existence en son principe.
La reconnaissance d’une perte de chance permet de réparer une part de l’entier dommage, déterminée à hauteur de la chance perdue, lorsque ce dommage n’est pas juridiquement réparable. Le préjudice ainsi réparé, bien que distinct de l’entier dommage, en demeure dépendant.
Il s’en déduit que le juge :
- peut, sans méconnaître l’objet du litige, rechercher l’existence d’une perte de chance d’éviter le dommage alors que lui était demandée la réparation de l’entier préjudice ; il lui incombe alors d’inviter les parties à présenter leurs observations quant à l’existence d’une perte de chance ;
- ne peut refuser d’indemniser une perte de chance de ne pas subir un dommage, dont il constate l’existence, en se fondant sur le fait que seule une réparation intégrale de ce dommage lui a été demandée.
Deux décisions censurées
Dans la première affaire, pour rejeter la demande de réparation du préjudice financier et de la perte d’exploitation de l’acquéreur l’arrêt retenait que ce préjudice s’analysait en une perte de chance, le manquement du notaire l’ayant privé de la possibilité de renoncer à l’acquisition du lot immobilier ou d’acquérir celui-ci à des conditions différentes, mais qu’aucune demande n’avait été formée sur ce fondement juridique.
Dans la seconde affaire, pour rejeter la demande indemnitaire de l’employeur, l’arrêt relevait que le préjudice qui résultait du manquement de son avocat se limitait à la perte de chance de ne pas avoir eu la possibilité de faire un choix éclairé sur la levée (ou non) de la clause de non-concurrence et que la société ne demandait pas la réparation d’un tel préjudice.
En statuant ainsi, dans les deux cas, la cour d’appel (respectivement Limoges et Versailles), qui a refusé d’indemniser un préjudice dont elle a constaté l’existence, a violé les textes susvisés.
En pratique
Lorsque la victime a uniquement demandé la réparation intégrale de son dommage, le juge, si la faute est constatée et n’a causé qu’une perte de chance, ne peut refuser toute indemnisation.
Ce faisant, le juge, autorisé à se prononcer que sur ce qui lui est demandé, ne déborde pas le cadre du litige. Il devra toutefois inviter les parties à présenter leurs observations sur cette perte de chance.
Ces arrêts sont à connaitre des praticiens en droit des nouvelles technologies, la perte de chance étant un poste de préjudice central dans les demandes indemnitaires après l’échec des projets informatiques.
Source : Cour de Cassation – Assemblée plénière – 27 juin 2025 (Pourvoi n°22-21.146 et Pourvoi n°22-21.812)