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Liberté d’expression versus vie privée : précisions de la CEDH sur la portée du droit à l’oubli

11 mars 2022 | Derriennic Associés|

CEDH 25 novembre 2021 (requête n°77419/16 – Affaire Biancardi contre Italie)

Par un arrêt du 25 novembre dernier, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (« CEDH ») s’est pour la première fois prononcée sur la mise en balance du droit à la liberté d’expression et la condamnation civile d’un journaliste pour refus prolongé de désindexer des données sensibles relatives à des particuliers.

Un ressortissant italien, rédacteur en chef d’un journal en ligne, avait publié un article relatif à une bagarre dans un restaurant et faisant mention des noms des restaurateurs ainsi que de procédures pénales les concernant. Deux ans plus tard, les restaurateurs ont demandé au journaliste de retirer l’article de son site internet. Faute de suite favorable donnée, les juridictions internes ont été saisies notamment en application du « Code de protection des données à caractère personnel » italien.

Les juridictions internes ont considéré que la demande de retrait de l’article n’avait plus lieu d’être dans la mesure où le journaliste avait, entretemps, procédé à sa désindexation. Toutefois, elles ont jugé que le journaliste avait porté atteinte à la réputation et à la vie privée des restaurateurs compte tenu de l’accès facilité en ligne (« bien plus que toute information publiée dans les journaux imprimés, compte tenu de la large diffusion locale du journal en ligne en question ») à des informations relatives à des procédures pénales les concernant. Les juges nationaux ont, plus particulièrement, relevé qu’il existait des « tags » de l’article correspondant aux noms des restaurateurs. Ainsi, pendant plusieurs mois, toute personne pouvait accéder à ces données, qualifiées de sensibles, en entrant simplement le nom des restaurateurs sur le moteur de recherche concerné. Le journaliste a alors été condamné au paiement de dommages et intérêts à hauteur de 5.000 euros.

Considérant qu’une telle décision portait atteinte à son droit à la liberté d’expression (consacré à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme, la « Convention ») et que le montant de cette condamnation était excessif, le journaliste a introduit une requête devant la CEDH.

Pour rendre sa décision, la CEDH s’est appuyée sur une pluralité de dispositions de droits internes, internationales et européennes concernées, notamment la Directive 95/46 CE, le RGPD, la jurisprudence pertinente de la CJUE en la matière (notamment l’affaire Google Spain et Google Inc. C-131/12), les lignes directrices du CEPD sur les critères du droit à l’oubli dans le cas des moteurs de recherche dans le cadre du RDGP, etc.

Premier enseignement intéressant de l’arrêt : la CEDH n’a pas suivi la position du journaliste selon laquelle il ne pourrait être chargé de la désindexation de l’article en cause car une telle possibilité ne serait ouverte qu’au moteur de recherche concerné. La Cour a relevé que « La désindexation peut être effectuée par un éditeur, le « nonindexing » étant une technique utilisé par les propriétaires de sites web pour dire à un fournisseur de moteur de recherche de ne pas laisser le contenu d’un article apparaître dans [ses] résultats » et que la constatation de la responsabilité du journaliste résultait l’absence de désindexation du moteur de recherche Internet des tags vers l’article publié. En conséquence, tant les moteurs de recherche que les administrateurs de journaux ou d’archives journalistiques accessibles en ligne (dont le journaliste) peuvent être concernés par l’obligation de désindexation des documents/données.

Ensuite, la CEDH a considéré que l’ingérence dans la liberté d’expression du journaliste, qui n’était pas contesté, visait à protéger « la réputation ou les droits d’autrui » et avait donc un but légitime conformément à l’article 10 de la Convention.

Restait à savoir si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

Pour ce faire, la CEDH a d’abord souligné la particularité de l’affaire : il n’était pas question de la suppression définitive de l’article litigieux ni son anonymisation, mais de sa non-désindexation « permettant ainsi la possibilité pendant une durée jugée excessive de taper dans le moteur de recherche les noms des restaurateurs afin d’accès aux informations relatives à la procédure pénale les impliquant ».

La Cour a alors dégagé des critères spécifiques pour apprécier l’équilibre entre liberté d’expression et droit à la réputation/vie privée dans cette affaire (critères différents de ceux qu’elle avait déjà établis dans son arrêt Axel Springer AG c. Allemagne 7 février 2012 car cette affaire portait sur la publication d’articles papiers faisant état d’une procédure pénale relative à une personne notoire au contraire de la présente affaire relative à la mise en ligne pendant une certaine durée d’un article relatif à une affaire pénale contre des particuliers).

  • Le premier critère est celui de la durée pendant laquelle l’article a été mis en ligne « en particulier à la lumière des finalités pour lesquelles les données » des personnes concernées ont été traitées à l’origine. Sur ce point, la CEDH a relevé que si la procédure pénale évoquée était bien pendante au moment de la condamnation du journaliste, les données n’avaient pas été mises à jour depuis la survenance des évènements relatés. En outre, en dépit d’une mise en demeure de retirer l’article, celui-ci est resté en ligne et facilement accessible pendant une durée de 8 mois.
  • Le deuxième critère est celui de la sensibilité des données en cause. En l’espèce, la Cour a noté qu’il s’agissait d’informations sur une procédure pénale.
  • Le troisième et dernier critère est la gravité de la condamnation. La CEDH a rappelé qu’il y a eu une condamnation civile et non pénale et que le montant de l’indemnité n’était pas excessif au regard des circonstances de l’espèce.

La CEDH n’avait donc pas à remettre en cause la mise en balance, telle qu’entreprise par les juges internes, entre la liberté d’expression et le droit à la vie privée consacrés par la Convention. L’absence prolongée de désindexation de l’article constituait une restriction justifiable de la liberté d’expression du journaliste, ce d’autant plus qu’aucune obligation de retirer définitivement l’article n’a été imposée.

La CEDH a ainsi jugé qu’il n’y a pas eu de violation de l’article 10 de la Convention.

Cette décision vient donc apporter des précisions intéressantes sur la portée du droit à l’oubli vis-à-vis des éditeurs de journaux en ligne et s’agissant de données sensibles relatives à un particulier.