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MESURES COVID 19 – Focus : En période de crise, l’employeur peut-il rompre les CDD pour force majeure ?

27 mars 2020 | Derriennic Associés|

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Le contrat de travail à durée déterminée prend normalement fin soit à l’échéance du terme lorsqu’il est conclu de date à date, soit lors de la réalisation de son objet lorsqu’il est à terme imprécis.

La rupture anticipée du CDD par l’employeur après l’éventuelle période d’essai n’est possible que dans des cas limitativement énumérés (art. L.1243-1 du Code du travail) :

  • avec l’accord du salarié ;
  • en cas de faute grave (et a fortiori de faute lourde) du salarié ;
  • en cas d’inaptitude du salarié constatée par le médecin du travail ;
  • en cas de force majeure.

Lorsque la rupture du CDD est anticipée, et ne correspond pas à un des 4 cas prévus par la loi, on parle de « rupture anticipée fautive ».

Si la rupture anticipée fautive est à l’initiative de l’employeur, le salarié peut prétendre à des dommages et intérêts d’un montant au moins égal aux rémunérations qu’il aurait dû percevoir jusqu’au terme de son contrat. Lorsque le CDD est conclu sans terme précis, le juge prend en considération la durée prévisible du contrat.

Le 28 février 2020, le Ministre de l’Economie, Monsieur Bruno Lemaire qualifiait l’épidémie de Covid-19 comme cas de force majeure pour les entreprises qui ne pourraient respecter leurs délais contractuels en raison des contraintes imposées dans ce contexte de crise.

Est-à-dire, en droit du travail, que l’employeur serait autorisé à rompre, de manière anticipée, les contrats à durée déterminée en évoquant dans la conjoncture actuelle le cas de force majeure ?

 

  • Définition : la force majeure à l’épreuve du droit du travail

Depuis le 1er octobre 2016, la force majeure est définie par l’article 1218 du Code civil comme un évènement :

  • échappant au contrôle du débiteur (extérieur),
  • imprévisible (ou du moins non raisonnablement prévisible),
  • irrésistible (il est impossible d’en éviter les effets par des mesures/actions appropriées) ;

et qui empêche par conséquent le débiteur d’une obligation de faire de s’exécuter.

En droit des contrats, les contours de cette notion ont été définis par la jurisprudence (Cass. Ass. Plén., 14 avril 2006) :

  • S’agissant du caractère extérieur : les mesures de fermetures administratives ou de confinements sont considérées comme échappant au contrôle du débiteur (Cass. Ass. Plén. 14 avril 2006 ; Cass. civ. 3ème, 1erjuin 2011) ;
  • S’agissant du caractère imprévisible : une décision prise par les pouvoirs publics/les Etats, constituant un « fait du prince » (Cass. civ. 3ème, 1erjuin 2011 : annulation ou retrait du permis de construire au motif de précautions sanitaires constituant un revirement de l’autorité administrative imprévisible lors de la formation du contrat) ou, la maladie, en elle-même, pour celui qui en est atteint (Cass. Ass. Plén. 14 avril 2006 : attention cependant au contexte et à la personne concernée) peuvent constituer un cas de force majeure ;
  • S’agissant du caractère irrésistible : l’exécution de l’engagement doit être matériellement impossible, c’est-à-dire des évènements qui rendent l’exécution de l’obligation impossible et non simplement plus onéreuse(Cass. com. 12 novembre 1969 : possibilité de substituer un transport aérien, plus onéreux, à un transport maritime paralysé par une grève).

En particulier, le caractère irrésistible peut trouver à s’appliquer lorsque les prestations ne peuvent pas être délivrées du fait de la maladie du débiteur ou de mesures administratives (« fait du prince »).

Cependant, en droit du travail, les tribunaux son très peu enclins à reconnaître la notion de force majeure pour justifier la rupture anticipée du CDD.

Dans la mesure où le cas de force majeure doit être extérieur et imprévisible, il ne peut donc jamais être invoqué à l’occasion d’aléas de gestion ou de conjoncture. Ainsi n’ont pas été considérés comme tels :

  • la fermeture pour motif économique d’un magasin ( soc., 20 oct. 1998, no 96-41.325) ;
  • la fermeture administrative d’un établissement ( soc., 28 juin 2005, no 03-43.192) ;
  • le ralentissement, ou même la cessation d’activité ( soc., 10 janv. 1990, no 87-43.366) ;
  • la perte d’un client important ( soc., 30 juin 1988, no 85-43.791) ;
  • la perte d’un marché ( soc., 27 nov. 1990, no 87-40.407) ;

∆ S’agissant plus particulièrement de précédentes épidémies survenues :

  • l’épidémie de Dengue en Martinique en septembre 2007 n’a pas été considérée comme un cas de force majeure, car cette épidémie n’était pas imprévisible « en raison du caractère endémo-épidémique de cette maladie dans cette région» et n’était pas irrésistible compte tenu de « l’existence de moyens de prévention » (C.A. Nancy, 22 novembre 2010, n° 09/00003) ;
  • le virus Chikungunya aux Antilles n’a pas été non plus qualifié de cas de force majeure, au motif que « dans tous les cas, cette maladie soulagée par des antalgiques est généralement surmontable(les intimés n’ayant pas fait état d’une fragilité médicale particulière) et que l’hôtel pouvait honorer sa prestation durant cette période» (C.A. Basse-Terre, 17 décembre 2018, RG n° 17/00739).

Ainsi, on pourrait en déduire qu’une épidémie endémique, non létale et pour laquelle un traitement existe ne peut être considérée comme un cas de force majeure.

Cependant, concernant le virus Covid-19, sa propagation est qualifiée depuis le 11 Mars 2020 par l’OMS de pandémie. De plus, si les virus et notamment ceux de la famille des Coronavirus et leur propagation sont prévisibles, le virus Covid-19, apparu en Chine en décembre 2019 et découvert par l’OMS le 9 janvier 2020, est bien un nouveau virus, inconnu alors.

Ce virus, l’ampleur de sa propagation et l’étendue de son impact, en particulier les mesures de confinement et de fermeture administrative prises par l’Etat pour le juguler, semblaient bel et bien imprévisibles.

Aucun traitement efficace contre ce virus n’est encore connu au jour de publication de l’article, des essais cliniques sont en cours, et le taux de mortalité du virus non maîtrisé.

Enfin, un premier arrêt qualifiant le Covid-19 de force majeure a été rendu par la Cour d’appel de Colmar le 12 mars 2020, dans le cas bien particulier de la procédure en droit des étrangers soumise à des délais procéduraux et de prescription courts :

« (…) ces circonstances exceptionnelles, entraînant l’absence de M.  G. à l’audiencede ce jour revêtent le caractère de la force majeure, étant extérieures, imprévisibles et irrésistibles, vu le délai imposé pour statuer et le fait que, dans ce délai, il ne sera pas possible de s’assurer de l’absence de risque de contagion et de disposer d’une escorte autorisée à conduire M. G. à l’audience. De plus, le CRA de Geispolsheim a indiqué ne pas disposer de matériel permettant d’entendre M.  G. dans le cadre d’une visio-conférence, ce dont il résulte qu’une telle solution n’est pas non plus envisageable pour cette audience ».

Il ne peut être déduit de cet arrêt que la pandémie de Covid-19 sera nécessairement qualifiée de force majeure. En revanche, il en ressort que l’appréciation au cas par cas par les juridictions sera de rigueur.

 

  • Champ d’application : puis-je invoquer la force majeure ?

∆ En premier lieu, l’imprévisibilité s’apprécie à la date de conclusion du contrat. Il faudra donc déterminer à quelle date le CDD a été signé.

Si le CDD a été signé avant janvier 2020, voire même avant le 9 janvier 2020, date à laquelle l’OMS a alerté sur l’émergence d’un nouveau coronavirus, le caractère imprévisible de l’épidémie semble acquis.

Pour les contrats conclus ultérieurement, les juges risquent d’opposer les conséquences prévisibles de la pandémie et notamment les mesures administratives prises pour la juguler.

∆ En deuxième lieu, s’agissant du critère d’impossibilité, il conviendra de faire une analyse précise du secteur d’activité concerné et de l’impact réel des mesures de confinement sur l’emploi du salarié concerné.Dès lors, si l’emploi peut être maintenu par le biais du télétravail, la force majeure n’est pas caractérisée.

∆ En troisième lieu, s’agissant du critère d’irrésistibilité, il n’est pas nécessairement acquis. En effet, au regard des mesures prises par le Gouvernement pour venir en aide aux employeurs (télétravail à privilégier lorsque c’est possible, activité partielle, modification des dates de prise de congés payés), l’obligation de fournir un travail au salarié est peut-être plus difficile à fournir, mais pas matériellement impossible selon le secteur d’activité.

Les tribunaux pourront se montrer extrêmement exigeants quant à ce critère.

 

  • Procédure préalable : comment dois-je faire ?

Après analyse concrète de la situation, si la force majeure semble pouvoir être admise comme motif de rupture anticipée du CDD, l’effet sera de provoquer la rupture  immédiate du CDD.

Il faudra simplement notifier la décision de rupture par l’envoi d’un courrier recommandé AR (le service en ligne de La Poste peut être utilisé).

Le courrier doit contenir : l’évènement qui constitue le cas de force majeure, la date de prise d’effet de la rupture, les modalités de mise à disposition des documents liés à la rupture du contrat (certificat de travail, attestation Pôle emploi…).

L’employeur doit verser l’indemnité compensatrice de congés payés mais pas l’indemnité de fin de contrat.

La rupture étant bien due à un cas de force majeure, et non à un sinistre survenu dans l’entreprise, l’indemnité spécifique prévue à l’article L 1243-4 alinéa 2 du Code du travail ne semble pas due.

 

  • Conclusion

Sauf circonstances démontrant l’impossibilité absolue pour l’employeur de fournir le travail, même à temps partiel, notamment  par le biais du chômage partielle, les juges seront enclins à retenir que les conditions de force majeure ne sont pas réunies, quand bien même au traitement n’a été à ce jour trouvé et que l’épidémie de Covid-19 est à l’origine d’un « fait du prince », à raison des mesures de confinement strict prises par le Gouvernement.

Nous conseillons donc aux entreprises d’être très prudentes dans leur choix de recourir à ce motif pour rompre les contrats à durée déterminée.