Aux termes de deux arrêts largement publiés, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation élargit le champ des préjudices réparables des salariés victimes d’AT/MP. Seulement le préjudice, mais tout le préjudice !
Dans chacune des deux espèces, les salariés étaient décédés des suites d’un cancer des poumons après avoir inhalé des poussières d’amiante. Une fois reconnue la faute inexcusable de l’employeur, les ayants droit sollicitaient la réparation des préjudices en application du régime d’indemnisation spécifique (CSS, art. L.452-1 et s.). Il est en effet acquis qu’aucune action en réparation des AT/MP ne peut être exercée en droit commun par la victime ou ses ayants droit (CSS, art. L.451-1). Ce n’est donc pas la nomenclature Dintilhac qui s’impose ici mais bien un régime dérogatoire comprenant la majoration de la rente AT/MP (ou de l’indemnité en capital) ainsi que l’indemnisation des préjudices spécifiques prévus au code de la sécurité sociale. Or à ce titre, la Cour de cassation jugeait depuis 2009 que la rente, assise sur l’incapacité permanente partielle (IPP), indemnisait, d’une part, les pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité et, d’autre part, le déficit fonctionnel permanent (DFP) vécu comme les souffrances de la victime dans le déroulement de sa vie quotidienne (Cass. Civ. 2ème, 11 juin 2009, n° 08-17.581 ; Cass. Civ. 2ème, 20 sept. 2012, n°11-23995). Elle n’admettait ainsi que la victime percevant une rente ne puisse obtenir une réparation distincte des souffrances physiques et morales (SPM) post-consolidation qu’à la condition qu’il soit démontré que celles-ci n’étaient pas déjà indemnisées au titre du DFP (Cass. Civ. 2ème, 28 févr. 2013, n° 11-21.015). Ce poste de préjudice se trouvait donc exclu de toute réparation spécifique et ce, contrairement à ce que jugeait le Conseil d’Etat (CE, 8 mars 2013, n° 361273 ; CE, 4e-5e s.-sect. réunies, 23 déc. 2015, n°374628).
Dans les espèces ici évoquées, les cours d’appel avaient pourtant retenu deux positions divergentes : la Cour d’appel de Caen avait suivi la jurisprudence de la Cour de cassation tandis que celle de Nancy avait estimé que les SPM endurées après la consolidation constituaient un préjudice personnel qui devait être réparé de façon spécifique. Pour cette dernière, l’indemnisation de ces souffrances « ne saurait être subordonnée à une condition tirée de la date de consolidation ou encore de l’absence de souffrances réparées par le DFP ». C’est donc l’Assemblée plénière de la Haute Cour qui se saisit du sujet en opérant un revirement. Pour ce faire, la Cour de cassation procède à une analyse cartésienne de la rente, de sa nature et de son mode de calcul. Elle rappelle que celle-ci est égale au salaire annuel de la victime multiplié par le taux d’IPP. La rente est donc non seulement assise sur des éléments purement mathématiques et professionnels mais, de fait, nécessairement inférieure au salaire annuel. Dans sa réponse au pourvoi, la Cour de cassation relève que si la jurisprudence antérieure était justifiée par le souhait d’éviter une double indemnisation du préjudice, elle est de nature néanmoins, ainsi qu’une partie de la doctrine a pu le relever, à se concilier imparfaitement avec le caractère forfaitaire de la rente au regard du mode de calcul de celle-ci, tenant compte du salaire de référence et reposant sur le taux d’IPP. La Cour note en outre que les victimes éprouvaient souvent des difficultés à administrer la preuve de ce que la rente n’indemnise pas le poste de préjudice personnel du déficit fonctionnel permanent. C’est pourquoi la Haute Cour vient juger « désormais que la rente ne répare pas le déficit fonctionnel permanent ». Par suite, elle juge que l’indemnisation des souffrances physiques et morales ne saurait être subordonnée à une condition tenant à l’absence de souffrances réparées par le déficit fonctionnel permanent. Dorénavant, la rente n’a donc qu’une dimension patrimoniale, professionnelle, permettant ainsi que soient, par ailleurs, réparés le déficit fonctionnel permanent. Des décisions rendues qui « marquent une évolution importante en matière d’indemnisation, notamment pour les salariés qui ont été exposés de façon prolongée à l’amiante », explique la Cour dans son communiqué.
Source : Ass. Plén. 20 janv. 2023, n°21-23.947 et 20-23.673