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Méthode Agile et responsabilité du prestataire informatique

15 juin 2023 | Derriennic associés|

Le prestataire IT, à qui il appartient de mener les investigations nécessaires à la définition des besoins, et qui les a manifestement sous-estimés, manque à son devoir d’information, de conseil et de mise en garde. Son organisation et ses erreurs ayant ajouté aux retards, le glissement du calendrier et du prix qui a résulté de ces manquements, et finalement, l’absence de délivrance lui est imputable, peu important que le contrat soit signé en « méthode Agile » avec une obligation de collaboration du client renforcée.

Une société spécialisée dans le développement et la mise en œuvre de « solutions IT », et notamment intégrateur d’ERP, contractualise, en novembre 2016, avec un client qui souhaite remplacer sa solution Sage-100 devenue obsolète ainsi que les applications développées spécifiquement, pour les intégrer dans la solution Odoo, améliorer les fonctionnalités et bénéficier d’un logiciel unique.

Le contrat est en méthode Agile. Il prévoit une durée initiale de 30 jours et un budget global de 30K€, les prestations devant s’achever fin 2016. La mission est prolongée à plusieurs reprises entre janvier et juin 2017 pour plus de 100 jours supplémentaires.

Le client, au mois d’octobre 2017, détaille ses griefs à l’encontre de son prestataire: besoins exprimés extrêmement précis non satisfaits, manque de sérieux dans l’approche de l’implémentation, absence de résolution des tickets, temps considérables de validation nécessités, manque de réactivité.

La collaboration entre les parties perdure et en janvier les parties pensent encore finaliser le projet en quelques jours, mais en février 2018, le portail internet n’est pas délivré, le client prend acte de l’inexécution et, faute de solution amiable, assigne son prestataire.

Le tribunal de commerce de Paris, le 16 décembre 2020, retient la résiliation du contrat pour inexécution de ses obligations par le prestataire et le condamne à payer 120.000€ de dommages et intérêts. Ce dernier interjette appel. Sur le fondement des article 1103, 1104 et 1231-1 du code civil, la cour va confirmer le jugement.

Les juges relèvent notamment que :

  • le contrat rappelle l’expérience du prestataire et une méthode spécialisée et adaptée aux attentes du client
  • l’architecture logicielle existante est connue dès sa conclusion
  • le périmètre de la mission est décrit
  • le contrat fait expressément référence à la méthode Agile, qui préconise un accueil favorable des demandes de changement et retient la nécessité d’un processus collaboratif
  • 3 phases sont prévues avec une définition de backlog en obligation de moyens, des développements en mode forfait et des livraisons et recettes des sprints
  • le budget global est évalué et une durée initiale est définie

Pour la cour, d’une part :

  • le responsable coté client ne peut être considéré comme étant chargé « du pilotage de la mission » comme l’invoque le prestataire, alors que celle-ci était confiée à ce dernier qui, en contrepartie et, en tant que spécialiste ERP, recevait le paiement de sa prestation en échange.
  • le fait que le coordonnateur ERP du client « intervienne très régulièrement auprès des membres de l’équipe du prestataire » entre dans l’obligation de collaboration du client, renforcée aux dires mêmes du prestataire par le choix de la méthode Agile.

D’autre part :

  • la sous-estimation de l’ampleur du projet est constatée alors que le périmètre d’intervention du prestataire prévoyait le « remplacement de l’application Sage par Odoo » avec toutes ses conséquences au regard de l’architecture logicielle du client détaillée dans le contrat et du nombre de ses adhérents ;
  • il n’est pas rapporté que les retards auraient été dus à des demandes supplémentaires importantes du client, ce dernier abandonnant ses demandes si celles-ci étaient considérées par le prestataire comme trop chronophages ;
  • le contexte client (diversité des membres) était connu du prestataire dès la conclusion du contrat. C’est ainsi la définition des besoins techniques pour réaliser la solution qui est en cause, laquelle incombe au professionnel missionné à cette fin. Il lui appartient, dans le cadre de son devoir de conseil, de mener les investigations nécessaires à la définition de ceux-ci, en collaboration avec le client certes, mais à sa charge, en qualité de spécialiste des solutions logicielles ;
  • la première méthode retenue n’a pas répondu aux contraintes posées, ce qui a nécessité de revenir à la 2e méthode envisagée, plus chronophage ;
  • il est constaté une « erreur sur des choix de développement de la part des équipes du prestataire et des « erreurs de choix qui ont induit du retard sur le projet » en lien avec la « sous-estimation du portail », le prestataire ayant concédé de prendre à sa charge une partie des développements.

Ainsi le prestataire, en proposant une prestation pour un prix global compris entre 20.000 et 30.000€, alors que le total des sommes engagées pour un produit non fini dépasse les 110.000€, a manifestement sous-estimé les besoins du client, suffisamment exprimés par la description de l’architecture de son installation logicielle jusqu’ici et le nombre et la variété de ses adhérents, et alors que l’obligation de collaboration du client a été exécutée. Le prestataire a ainsi manqué à son devoir d’information, de conseil et de mise en garde dans le cadre de ce contrat. De même, s’agissant de la réalisation des sprints, l’organisation interne du prestataire (absences récurrentes et nouvelles affectations de collaborateurs chargés de ce dossier, et manque de réactivité aux demandes) a encore ajouté aux retards et inexécutions de ces sprints.

Le glissement du calendrier et du prix qui a résulté de ces manquements, et finalement, l’absence de délivrance de la migration logicielle est ainsi imputable au prestataire.

Le tribunal a justement évalué le préjudice.

  • Le prestataire ne peut soutenir que le montant des factures acquittées par le client au titre du contrat ne constitue pas un préjudice certain, prévisible et en lien direct avec les fautes reprochées, dès lors que ces sommes ont été acquittées dans le cadre du contrat et de ses avenants, et ce à perte, l’interruption du projet n’ayant pas permis de réaliser la migration.
  • Si le prestataire indique qu’une partie des sprints a été réalisée, la reprise et la finalisation de la mission pour laquelle le client a été contraint de trouver un nouveau prestataire a induit des coûts supplémentaires.
  • Les demandes supplémentaires du client sont rejetées, le client n’ayant pu rattacher les prestations, la baisse du chiffre d’affaires et les surcoûts salariaux aux manquements.

Source : Cour d’appel de Paris, Pôle 5, Chambre 11, Arrêt du 13 janvier 2023, Répertoire général nº 21/01374