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Le dispositif français de protection des mineurs face à l’industrie pornographique à l’épreuve du droit européen

04 avril 2024 | Derriennic Associés|

Issu de la section 5 « De la mise en péril des mineurs » de la loi n°92-684 du 22 juillet 1992, l’article 227-24 du Code pénal érige depuis plus de 30 ans en délit le fait de permettre à des mineurs l’accès à des contenus pornographiques. Par plusieurs lois promulguées depuis 2020, le Législateur tend à renforcer la protection des mineurs en ligne. Cet affutage de l’arsenal juridique français est aujourd’hui tancé par les engagements européens de la France.

Le renforcement de l’arsenal juridique au service de la protection des mineurs dans l’espace public numérique

Depuis 2019 et le 20e anniversaire de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant, le Législateur français n’a de cesse de renforcer son arsenal juridique afin de protéger les mineurs en ligne. Qu’il s’agisse de mettre les enfants influenceurs à l’abri du « coupe de grisou numérique » ou d’encadrer l’exploitation de l’image de leur progéniture par les parents-influenceurs, ces cinq dernières années ont donné lieu à la publication de nombreuses lois.

Parmi ces textes, on retrouve notamment la loi n°2020-936 du 30 juillet 2020 et son décret d’application n° 2021-1306 du 7 octobre 2021 relatif aux modalités de mise œuvre des mesures visant à protéger les mineurs contre l’accès à des sites diffusant un contenu pornographique.

Les contributions de la loi du 30 juillet 2020 et du décret du 7 octobre 2021 à l’objectif de protection des mineurs en ligne

L’article 23 de la loi du 30 juillet 2020 a conféré au Président de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, l’ARCOM, un pouvoir de mise en demeure et de saisine des tribunaux judiciaires qu’il peut mettre en œuvre toutes les fois qu’un manquement lui est signalé.

Ce pouvoir est notamment mis en œuvre pour faire respecter aux éditeurs de sites pornographiques accessibles depuis le territoire national leur obligation de mettre en place des mesures techniques de protection susceptibles d’empêcher l’accès des mineurs aux contenus qu’il propose.

Depuis sa parution du décret du 7 octobre 2021, impose aux éditeurs de tels sites de mettre en place des procédés techniques suffisamment fiables pour s’assurer que les internautes souhaitant accéder à un site pornographique sont majeurs.

La mise en œuvre rapide du dispositif restreignant l’accès des mineurs aux sites pornographiques

Saisi par 3 associations, dès le 13 décembre 2021, l’ARCOM a mis en demeure cinq sites pornographiques de mettre en œuvre des mesures concrètes afin d’empêcher l’accès des mineurs à leurs contenus.

En mars 2022, ces mises en demeure étant demeurées infructueuses, le Président du Tribunal judiciaire de Paris a été saisi pour qu’il ordonne aux principaux fournisseurs d’accès à internet d’empêcher l’accès aux sites en cause.

En mai 2023, le Cabinet était revenu sur les mises en demeure adressées par l’ARCOM aux sociétés Technius Ltd., Techpump Solutions S.L et MG Freesites en raison des insuffisances des mesures techniques de protection qu’elles utilisent pour filtrer l’accès des mineurs aux contenus qu’elles éditent.

Dans ce contexte, la réplique des éditeurs de sites pornographiques, notamment étrangers, était attendue.

La contestation du dispositif par des éditeurs de site pornographiques européens devant le Conseil d’Etat

A compter du 7 février 2022 et dans cadre d’un recours pour excès de pouvoir[1], le décret du 7 octobre 2021 est victime de plusieurs attaques par éditeurs de sites pornographiques domiciliés dans l’Union Européenne.

En substance, ces éditeurs soutiennent que la loi du 30 juillet 2020 et le décret précité leur imposeraient des exigences insuffisamment précises, impossibles à satisfaire et de ce fait contraires à de nombreux principes, en particulier la proportionnalité, la sécurité juridique, la liberté d’expression et le droit à un procès équitable.

Ces arguments doivent être lus à la lumière des dispositions de l’article 3 du décret qui offre à l’ARCOM la possibilité d’adopter des « lignes directrices concernant la fiabilité des procédés techniques permettant de s’assurer que les utilisateurs souhaitant accéder à un contenu pornographique d’un service de communication au public en ligne sont majeurs ».

A la date de rédaction de cet article, bien que ces lignes directrices n’aient pas encore été publiées, il convient de mentionner que l’ARCOM fait partie d’un groupe de travail international s’intéressant à la question de la vérification de l’âge.

En réponse, le Conseil d’Etat a écarté la plupart des ces arguments en soulignant tout d’abord l’objectif du dispositif puis la marge de manœuvre laissé par le dispositif aux éditeurs de contenus pornographiques pour prendre les mesures qui leur semblent nécessaires.

Cependant, le Conseil d’Etat s’est épanché plus longuement sur la question de la conformité du dispositif déferré au droit européen et notamment à la directive 2000/31/CE du 8 juin 2000 dite directive commerce électronique, telle que récemment interprétée par la Cour de Justice de l’Union Européenne, la CJUE, dans un arrêt « Google Irland » du 9 novembre 2023.

La question préjudicielle adressée par le Conseil d’Etat à la CJUE

Dans cet arrêt, la CJUE a jugé que la directive 2000/31/CE du 8 juin 2000 pose le principe « du pays d’origine » en vertu duquel les services de la société de l’information[2], telle la fourniture d’accès à des sites pornographiques, sont régis par le droit de l’Etat membre où ils sont établis.

De telle sorte que les autres Etats Membres ne peuvent imposer de règles générales aux prestataires de services domiciliés dans un autre Etat Membre, pour ce qui relève du « domaine coordonné »[3], lequel :

« ne couvre que les exigences relatives aux activités en ligne, telles que l’information en ligne, la publicité en ligne, les achats en ligne, la conclusion de contrats en ligne et ne concerne pas les exigences juridiques des États membres relatives aux biens telles que les normes en matière de sécurité, les obligations en matière d’étiquetage ou la responsabilité du fait des produits, ni les exigences des États membres relatives à la livraison ou au transport de biens, y compris la distribution de médicaments. Le domaine coordonné ne couvre pas l’exercice du droit de préemption par les pouvoirs publics concernant certains biens tels que les œuvres d’art »[4]

Ainsi, le Conseil d’Etat a saisi la CJUE afin d’obtenir des réponses aux 3 questions suivantes :

  • « Faut-il considérer que la directive européenne interdit d’appliquer aux prestataires de services établis dans d’autres États membres des règles générales de droit pénal, notamment des règles prises pour la protection des mineurs ?
  • Quelle est exactement la consistance du « domaine coordonné » par la directive ?
  • N’y-t-il pas de règle supérieure de droit européen qui permettrait l’application de dispositions visant à la protection des mineurs ? »

Dans l’attente du retour de la CJUE, la procédure est suspendue de telle sorte que le décret et la loi déferrés demeurent applicables.


[1] Recours ayant pour objet de demander au juge l’annulation d’un acte administratif considéré comme illégal.

[2] Les services réalisés en échange d’une rémunération, à distance et par voie électronique à la demande d’un destinataire de services (Directive 98/34/CE, telle que modifiée par la directive 98/48/CE, art. 1er, §2)

[3] Les exigences prévues par les systèmes juridiques des États membres et applicables aux prestataires des services de la société de l’information ou aux services de la société de l’information, qu’elles revêtent un caractère général ou qu’elles aient été spécifiquement conçues pour eux (Directive 2000/31/CE du 8 juin 2000, art. 2)

[4] Directive 2000/31/CE du 8 juin 2000, considérant 21